Le temps des boîtes de nuit : I. La Dérobade 1986 – 1987
Dans l’histoire mouvementée du Louxor que nous nous efforçons de reconstituer sur ce site à partir de recherches d’archives et d’appels à témoignages, subsistait une zone d’ombre concernant les années 1986 à 1990 pendant lesquelles le Louxor fut transformé en boîte de nuit. Et voilà qu’un témoignage nous permet enfin de lever, vingt ans après, un coin du voile sur cet épisode insolite.
Ce témoignage ne pouvait provenir d’une bouche plus autorisée puisque c’est le responsable des lieux en personne qui nous le livre après nous avoir contactés : Daniel Le Glaner fut en effet le gérant de La Dérobade, boîte de nuit antillaise, puis de Megatown, la boîte de nuit gay qu’animait David Girard, décédé en 1990. Nous remercions vivement Daniel Le Glaner d’avoir évoqué pour nous ses souvenirs et de nous avoir ouvert généreusement son album de photos. Dans ce premier article, La Dérobade. Dans un second à suivre très prochainement, Megatown.
Daniel Le Glaner, vous êtes originaire de Bordeaux. Comment êtes-vous devenu gérant de boîtes de nuit à Barbès ?
J’ai eu une formation en électronique et après mon service militaire, j’ai travaillé treize ans chez IBM à Bordeaux où j’ai terminé comme programmeur analyste. Mais je profitais d’un emploi du temps assez souple et de week-ends prolongés pour travailler régulièrement en discothèque comme disquaire. J’ai donc acquis une bonne expérience (pendant quatre ans) et j’ai pris goût à cette activité.
Puis ma vie professionnelle a pris un nouveau tournant lorsqu’IBM a décidé de diminuer ses effectifs en proposant à certains personnels des départs volontaires à des conditions très avantageuses. Je me suis retrouvé avec un pécule que j’ai mis à profit pour me lancer. J’ai repris une boîte de nuit à Massy dans l’Essonne. C’est ainsi que j’ai créé la première Dérobade ; d’autres suivront, comme on verra.
Mais pourquoi une boîte de nuit antillaise ?
Parce qu’elle était située dans le même bâtiment qu’une radio antillaise (« Nord Essone ») avec laquelle j’ai mis en place une forme de partenariat : je les sponsorisais et en retour, la radio annonçait mes soirées. Puis le propriétaire des murs (car j’étais locataire), un cabinet qui possède de nombreux biens immobiliers, notamment des cafés, boîtes de nuit, etc., m’a proposé de reprendre un autre lieu à Versailles qui avait besoin d’être relancé, Le Secret du Roi. Par ailleurs, la Dérobade de Massy étant trop petite, j’ai créé à Aulnay-sous-Bois La Dérobade N°2. Puis le même cabinet m’a proposé de relancer une discothèque à Meaux. J’ai repris la licence et ouvert La Dérobade N° 3 !
Toutes les Dérobades étaient des boites antillaises ?
En effet. Les Antillais constituent une très belle clientèle. J’appréciais leur élégance ; tous, hommes et femmes, s’habillent très bien lorsqu’ils sortent, ce sont d’excellents danseurs, ils boivent peu, ont de la tenue. Ce sont des clients très agréables.
Et vous êtes enfin venu à Paris !
Je souhaitais en effet ouvrir un établissement à Paris et je me suis mis en quête d’un lieu adéquat. Ce n’était pas facile. Un de mes amis, qui travaillait à la Ville de Paris au service du patrimoine, m’apprit un jour que le propriétaire du Louxor, la société Tati, avait déposé une demande de permis de construire pour le transformer (ils voulaient abattre des murs pour faire des parois vitrées, installer des escalators, etc.). Mais ce permis avait été refusé en raison de l’inscription du bâtiment à l’inventaire des Monuments Historiques. Il m’a suggéré de prendre très rapidement contact avec la famille Ouaki pour voir s’ils seraient disposés à louer le lieu. Nous avons trouvé un accord. J’ai signé un bail exclusif discothèque / salle de spectacles (à l’exclusion de toute autre activité commerciale.) C’est ainsi que j’ai pris possession des lieux, avec un peu de retard d’ailleurs, car Tati a entretemps autorisé le tournage d’un film et m’a obligé à attendre au-delà de la date légale d’entrée dans les lieux.
Vous avez fait des travaux ?
De très gros travaux. D’abord j’ai fait vider le bâtiment…
Le Louxor avait pourtant déjà été déménagé lors de la fermeture du cinéma ?
En tout cas, je peux vous dire qu’il était loin d’être complètement vide ! Et qu’il restait (entre autres) des fauteuils. J’ai fait appel aux bennes de l’entreprise Derichebourg pour déménager tout cela. Ensuite, il fallait aménager la discothèque. Je me suis adressé à une entreprise de Lorient qui livrait des boîtes de nuit « clé en main ». C’est une entreprise très sérieuse, très professionnelle.
L’insonorisation devait être un gros problème ?
En dehors du doublage des murs, et afin d’amortir le bruit des pas qui résonnaient (les talons aiguilles notamment), j’ai fait recouvrir les escaliers de moquette. Par ailleurs, il faut savoir que nous avons mis en place un « limiteur de bruit » imposé par la Préfecture de Police. C’est un appareil muni d’un capteur qui mesure le nombre de décibels et limite le niveau sonore (en interrompant au besoin l’alimentation si le niveau sonore autorisé est dépassé). Tout cela était bien encadré.
Je dois dire que les choses n’ont pas toujours été faciles au Louxor et que j’ai eu divers déboires : par exemple le mur de fond de scène avait été revêtu de moquette et de miroirs. Mais il est mitoyen des salles de bain des voisins et des fissures sont apparues. J’ai donc engagé l’entreprise Placoplâtre pour effectuer un doublage du mur (fort onéreux). Cela entraînait la perte du décor qui s’est retrouvé dissimulé derrière la paroi isolante. La discothèque est tout de même restée ouverte et les gens dansaient à côté des échafaudages !
La discothèque ouvrait-elle tous les soirs ? Comment se présentaient les lieux ? Vous avez installé des bars dans les balcons ?
Nous étions ouverts tous les soirs et le dimanche après-midi. Quant à la disposition des lieux, au rez-de-chaussée de la grande salle, comme le montrent les photos, les gens dansaient. Puis au niveau du premier balcon, nous avons ouvert un bar « VIP », un endroit chic ; et au 2e balcon, il y avait un snack qui permettait de se restaurer. Les vestiaires étaient au sous-sol.
Vos photos montrent l’acteur Claude Brasseur sortant de la Dérobade. C’était à quelle occasion ?
La sortie du film La descente aux enfers avec Claude Brasseur et Sophie Marceau, début novembre 1986, coïncidait avec l’ouverture de la Dérobade. Comme l’action du film se passe en Haïti, le producteur a choisi d’organiser la soirée de promotion du film dans notre discothèque. Nous avons donc accueilli ce soir là l’équipe du film, dont les deux acteurs principaux. J’ai d’ailleurs gardé ensuite des rapports amicaux avec Claude Brasseur.
Aviez-vous souvent des musiciens qui se produisaient ou les gens dansaient-ils surtout sur de la musique enregistrée ? Le groupe Kassav, par exemple, est présent sur vos photos.
Nous avons en effet invité Kassav pour une soirée exceptionnelle ; le groupe était déjà prestigieux et le cachet des artistes élevé. Nous ne pouvions donc pas renouveler ce genre d’opération fréquemment mais nous invitions régulièrement d’autres groupes car notre clientèle aimait la présence de musiciens, plus vivants et chaleureux que la musique enregistrée. La Dérobade était en plein essor.
Et pourtant… elle a vite disparu ! Pourquoi ?
Les choses allaient en effet se gâter. Vous savez que les boîtes de nuit doivent obtenir l’autorisation d’ouverture de nuit (c’est à dire au-delà de 2 heures du matin). Sans cette autorisation, autant fermer tout de suite. Or il y a eu des pressions pour qu’elle nous soit retirée. Des riverains ont fait une pétition pour demander la fermeture du lieu ; je me suis vu accuser de nuire au quartier. On m’a dit qu’en journée il y avait déjà Tati qui attirait « une certaine clientèle » mais qu’au moins, le soir, ces gens s’en allaient. Et maintenant, à cause de moi, c’était la même chose le soir ! Le maire était évidemment tenté de soutenir ses habitants qui sont ses électeurs, contrairement aux clients de la discothèque.
Ne pensez-vous pas que c’est tout d’abord en raison du bruit que les voisins ont voulu la fermeture ?
Je l’ai expliqué, des efforts considérables et des travaux très coûteux avaient été faits, il y avait un « limiteur de son ». D’ailleurs les clients de la boite gay ont été ensuite certainement tout aussi bruyants sans susciter la même réaction. Par ailleurs, l’hostilité ne venait pas que des voisins immédiats. En réalité, c’est la clientèle antillaise qui a été rejetée. Et pourtant il m‘est arrivé d’inviter des gens, au départ hostiles, à venir prendre un verre pour découvrir les lieux au lieu de rester chez eux à ruminer leur mauvaise humeur. Et ils se rendaient compte que tout se passait très bien à l’intérieur, que le lieu était fréquenté par des gens parfaitement corrects !
Toujours est-il que le renouvellement de l’autorisation a été remis en cause et que les jours de la Dérobade étaient comptés.
En 1987, Megatown succède à la Dérobade. Suite de cet entretien dans notre prochain article «Le temps des boîtes de nuit -II : Megatown ».
Propos recueillis par Annie Musitelli | ©lesamisdulouxor.fr