Entretien avec Christian Laporte, architecte du patrimoine
Nous remercions vivement Christian Laporte de nous avoir longuement expliqué les multiples interventions qu’implique la restauration des façades du Louxor. Comme l’architecte Philippe Pumain et la restauratrice de peinture Claire Bergeaud l’avaient fait dans des entretiens déjà publiés sur notre site, il parvient ici à rendre accessibles au non spécialiste des opérations techniques complexes et délicates.
Cet entretien est scindé en deux articles :
I. Murs et mosaïques
II. Mâts, menuiseries, vitraux, marquise, toitures.
I : murs et mosaïques
Pouvez-vous nous préciser votre rôle dans le chantier de réhabilitation ?
Philippe Pumain, en tant que mandataire de l’équipe, supervise l’ensemble du chantier, et s’occupe tout particulièrement de la réhabilitation intérieure du bâtiment. Moi, en tant qu’architecte du Patrimoine (titre porté par les architectes diplômés de l’École de Chaillot), je suis chargé de tout ce qui relève de la restauration patrimoniale au titre des Monuments Historiques. Donc des façades et toitures du fait qu’elles sont inscrites à l’inventaire supplémentaire des Monuments Historiques (arrêté du 5 octobre 1981).
Dans quel état avez-vous trouvé les façades ? Comment procédez-vous ?
Les façades, y compris certaines zones de mosaïques, avaient été recouvertes par une peinture de ravalement. Les mosaïques du rez-de-chaussée étaient, quant à elles, recouvertes de plusieurs couches d’affiches.
Dans un premier stade, pour pouvoir prescrire une restauration, il a fallu procéder au dégagement des panneaux de mosaïques du soubassement, donc à la dépose totale des superpositions d’affiches collées. Le procédé a consisté à pulvériser de l’eau à 90° à 90 bars. La pression est suffisante pour enlever les papiers mais l’effet est moins violent que le Karcher. On a effectué un trempage à chaud et obtenu le résultat recherché. Puis des panneaux ont été posés pour protéger les mosaïques dégagées.
Même à l’intérieur, pendant la phase de reconnaissance du bâtiment, il y a eu des travaux anticipés de purge, de démolition. En effet, pour pouvoir décrire les ouvrages à restaurer, il faut procéder à des déposes, des dégagements, éliminer tout ce qui peut nous empêcher de comprendre ce qui sera à restaurer ou à reprendre. Dans la restauration des Monuments Historiques, c’est une étape très importante.
Nous avons eu la chance que tous les types de mosaïque soient en place.–
–La grande corniche à gorge sommitale, avec sa frise de mosaïques, a disparu côté boulevard de la Chapelle mais pas du côté Magenta, où nous pouvons donc la reconstituer. Inversement, la frise à motifs géométriques qui existe du côté du boulevard de la Chapelle a disparu côté Magenta : elle sera également restituée. Comme chaque type d’élément de décor était connu, il n’a pas été difficile de proposer une restitution. Pour la corniche à gorge, il a juste fallu faire un effort d’intégration des scarabées car au lieu d’avoir deux scarabées côte à côte, on se retrouve avec des séries de trois scarabées aux extrémités du boulevard de la Chapelle ; ailleurs, comme le montrent bien les images, on n’en a que deux. Nous avons fait des calculs et préparé un relevé de ces éléments tesselle par tesselle, nous avons un carnet complet de toutes ces plages de mosaïques. Cinquante pages !
La frise qui existe boulevard de la Chapelle a été recouverte de peinture, côté Magenta ? Ou n’a-t-elle jamais été faite ?
On sait qu’elle a été faite puisque les photos anciennes la montrent mais on ne l’a pas retrouvée. Côté Magenta, ils ont procédé à une grosse campagne de ravalement et sont allés purger jusqu’au corps d’enduit granito d’origine dont on n’a retrouvé aucune trace. La frise a certainement été enlevée lors de ces ravalements car, mauvaise surprise, il n’y a plus, à cet endroit côté Magenta, aucune trace de cet enduit granito ni de ces mosaïques. Quand ils ont repris le ravalement et qu’ils ont bouché le décaissé de façade (la partie qui est légèrement en creux sur les photos anciennes, NDLR), ils ont pioché toute cette zone. Ils se sont arrêtés par chance à la corniche ! Mais tout cela a donc disparu.
Nous avions ainsi à peu près la documentation pour restituer les mosaïques et nous savions, après une première reconnaissance et après nettoyage, que toutes les façades avaient été traitées en granito.
Pouvez-vous nous rappeler de quoi il s’agit ?
Le granito est un enduit mis en œuvre avec des granulats de marbre ou de calcaire marbrier, assez gros, dont on supprime, après enduction des graviers et durcissement du mortier, l’épiderme de surface par ponçage et polissage, afin de faire apparaître les granulats qui présentent une apparence « recoupée ».
Les façades vont donc toutes retrouver leur granito d’origine ? Qu’est-ce que cela implique ?
L’enlèvement de la peinture sur toutes les façades actuelles du cinéma est un préalable indispensable pour pouvoir reconnaître ce qu’il y a dessous et voir comment on va restaurer l’ensemble. Il a donc fallu mettre au point un processus d’enlèvement des peintures de ravalement, en veillant à ne pas abîmer la couche qui se trouve en-dessous. On a fait des essais avec des produits décapants qui n’ont pas très bien marché. Nous avons finalement opté, après essais, pour un micro gommage (une poudre très fine est projetée à une certaine densité pour enlever la peinture) et le résultat a été satisfaisant.
Nous sommes en train de terminer l’enlèvement des peintures, derrière des bâches, pour bien protéger de la poussière. L’opération a déjà permis de retrouver l’enduit en granito qui subsistait sur une bonne partie de la façade côté boulevard de la Chapelle. Mais il y a énormément de zones de reprises (nous ne pensions pas qu’il y en avait autant). Nous avions prévu une certaine quantité en restauration mais nous ne pensions pas que l’enduit granito présentait autant d’altérations.
On peut reconstituer le granito ?
On sait comment a été fait le granito, bien entendu. Il y a d’ailleurs des variabilités d’aspect, d’une partie à l’autre du bâtiment : par exemple, les bords de corniche sont en granito non poli mais granuleux, alors que juste au dessous c’est en granito poli. Nous avons découvert aussi qu’à l’origine, en 1920, ils ont fait des joints en creux dans le revêtement en granito et des décaissements en façade pour imiter le grand appareil en pierre des pylônes d’entrée des temples égyptiens.
Lorsque la peinture est enlevée, il faut nettoyer pour faire disparaître l’encrassement, la poussière, les résidus de peinture qui traînent. Nous faisons un ponçage fin sur la surface du granito, qui permet aussi d’atténuer les petites aspérités de surface liées au micro gommage, légèrement abrasif, qui crée sur la surface une rugosité qu’il faut atténuer. En plus, on reproduit ainsi le processus de fabrication du granito (qui est poncé). Cette opération ne vise pas à le lustrer mais à lui redonner le caractère poli qu’il avait autrefois.
Ensuite, il y aura les finitions : nous sommes encore en train de réfléchir sur le protocole mais nous devrons passer une patine visant à uniformiser la teinte générale du granito et surtout un imperméabilisant de surface pour le protéger. Si on ne traite pas les façades avec une matière un peu filmogène, on risque un encrassement rapide du granito s’il est laissé à l’état brut. Cette imperméabilisation est donc prévue dans le dossier de restauration à condition toutefois qu’elle ne modifie pas l’aspect extérieur du granito ; on ne veut pas le rendre brillant. Il doit rester une matière vivante.
Le granito est-il intégralement récupérable ?
Sauf sur les parties où il y a d’énormes saignées ; là où il y a eu des reprises en ciment.
Mais se fabrique-t-il encore ? Sera-t-il facile de le trouver, si vous devez combler tous ces manques ?
Nous travaillons avec l’entreprise SOCRA, grande spécialiste, qui a refait des échantillons très convaincants. Mais c’est compliqué car il y a un gros travail. On a finalement plus de travail sur le granito que sur les mosaïques.
Les mosaïques
Disque ailé : tout un camaïeu de couleurs
Venons-en, justement, aux mosaïques qui sont, pour le public, l’élément le plus spectaculaire.
Pour la restitution des éléments disparus, on procède par tranches que l’on pose en « négatif ». Voilà le processus : les mosaïstes de l’entreprise Socra ont fait un relevé, côté Magenta, avec un calque. Ils ont recopié tesselle par tesselle une série de motifs. Ils ont ensuite extrapolé tout ça. Puis, en atelier, sur ces calques à échelle réelle, ils collent les tesselles de mosaïques à l’envers. Le côté visible de la mosaïque est collé sur ce calque avec une colle réversible. On reconstitue ainsi les différentes portions de la mosaïque, par tranches verticales. En ce qui concerne la corniche à gorge, qui est donc incurvée, il serait trop difficile de poser d’emblée toute la largeur de la corniche : elle est donc non seulement divisée en tranches verticales, mais chacune en deux tranches parallèles dans le sens de la corniche, tranches plus étroites et donc plus faciles à poser.
Une fois que ces panneaux de mosaïques posées à l’envers sont prêts, on les apporte sur site, on encolle le mur avec une colle acrylique (comme celle que l’on utilise dans les piscines) et on applique l’envers des mosaïques sur le support mural encollé. Ensuite, on mouille le calque de façade et, comme la colle utilisée est réversible, il se détache du support. Il ne reste qu’à nettoyer la colle. La mosaïque est ainsi fixée par bande ou par tranche.
Important :
La découpe se fait suivant le motif des tesselles, ce n’est pas un découpage droit ; il faut suivre les joints entre les tesselles. Cela nous permet de faire des recollements invisibles à l’œil nu. C’est d’ailleurs ainsi qu’ils procédaient dans les années 20.
Les mosaïques du Louxor étaient de grande qualité ?
Oui, et il faut apporter quelques précisions. Aujourd’hui, on ne retrouve pas tout à fait les mêmes coloris que dans les années 20.
Nous avons ici trois types de tesselles :
– la pâte de verre (smalt) ;
– le grès cérame (terre cuite teintée dans la masse) ;
– la terre cuite ou céramique glaçurée.
On retrouve facilement les pâtes de verre ; pas en France, mais à Venise aux Ateliers Orsoni. Ce sont les mêmes tesselles que celles qui ont approvisionné le chantier dans les années 20 ; les tesselles dorées, notamment, sont de cette provenance.
Pour les grès cérame fabriqués autrefois par Gentil et Bourdet, nous avons recours aux Etablissements Winckelmans : les nuances de couleurs sont presque bonnes avec, cependant, une ou deux couleurs (sur 30 couleurs différentes) qui n’ont pas tout à fait la même teinte. Nous avons reconstitué le nuancier.
Enfin, les céramiques glaçurées, fabriquées également autrefois par Gentil et Bourdet, sont fournies par Les émaux de Briare.
S’il y a de légères différences de teintes, n’est-il pas plus compliqué de combler les manques des mosaïques endommagées que de recréer un motif de toute pièce ?
Non. En 1920, ils avaient travaillé avec un système de camaïeu de couleurs : par exemple, de loin, vous avez une impression de bleu, de rouge, de vert, mais en fait, si vous regardez de près, c’est un camaïeu. C’est justement ce qui fait « vibrer » ces mosaïques aujourd’hui, ce n’est pas un ton uniforme. Nous allons pouvoir jouer sur ce camaïeu pour réintégrer les parties manquantes.
Comment intervient-on sur les mosaïques abîmées ?–
Donc : restitution pour les parties manquantes, mais restauration pour toutes les mosaïques en place. Le plus gros travail n’est pas tellement à l’atelier mais sur place. Lorsqu’il y a des pertes d’adhérence, il faut faire un « facing » : on pose une toile qui permet de maintenir les mosaïques, puis on réinjecte à la seringue une colle pour venir combler le manque et restituer l’adhérence.
Si certaines parties sont trop atteintes, on les décolle. Mais avant de les recoller, il faut gratter tout le mortier de colle qui est derrière et créerait des aspérités (à l’origine elles ont été collées avec un mortier de ciment prompt et de la chaux hydraulique naturelle). Il y a des joints en relief entre chaque tesselle, tout doit être gratté au scalpel. Ensuite, on remet la colle acrylique de faible épaisseur mais ce n’est pas tout. Les tesselles d’aujourd’hui sont moins épaisses que celles d’autrefois. Cela nous oblige à ajuster les fonds d’encollage : il faut donc gratter les anciens ciments et purger les résidus, remettre du mortier de pose et un encollage. C’est le travail le plus long.
Les mosaïques les plus abimées se trouvent par exemple sur les colonnes où des zones sont dépourvues de tesselles. Là où il y a des rotondités bien marquées, on a des décollements plus forts.
Pour l’instant, les spécialistes s’occupent de tout ce qui relève de la préparation : repérages, sauvetage, consolidation, injections, nettoyage. Ils commenceront les restitutions lorsque le chantier sera moins poussiéreux, lorsque le gros œuvre sera terminé. La poussière serait gênante pour les finitions, donc on fait la préparation.
Comment nettoyez-vous les mosaïques en place ?
Nous avons essayé divers produits. Pour les résidus de colle d’affichage, il faut faire de la « compresse » : de la pulpe de cellulose imprégnée d’un produit va être maintenue en place pendant plusieurs jours pour enlever les traces d’encollage.
Pour les parties les moins atteintes, on a des gels décapants que nous faisons suivre, s’il n’y a pas trop de résidus, d’un nettoyage à l’eau claire avec de l’eau déminéralisée.
Au niveau du soubassement, les mosaïques devront aussi recevoir un traitement anti graffiti. Tout comme les portes en chêne peintes.
Suite dans l’article La restauration des façades II.
Propos recueillis par Nicole Jacques-Lefèvre, Jean-Marcel Humbert, Annie Musitelli
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