Le Louxor pendant l’Occupation. Les films projetés entre 1940 et 1944

Pendant que la guerre ensanglante l’Europe et que la France est occupée par les troupes du IIIe Reich, le spectacle continue. Les salles de cinéma et de théâtre sont pleines, de nouveaux films sortent ; quotidiens et revues se font l’écho de premières, de mondanités diverses, de galas, où se bousculent officiels (civils et militaires) et vedettes du spectacle. Pendant ces années d’Occupation, le Louxor, comme les autres cinémas parisiens, a poursuivi son activité. Mais quels films voyait-on ?

La programmation de ce cinéma de quartier ne peut se comprendre qu’à la lumière de la situation historique et politique : le régime de Vichy et les autorités d’Occupation portent au cinéma une attention toute particulière. C’est à leurs yeux un instrument de propagande idéologique, mais aussi une source de revenus ; pour les Allemands, le marché français constitue de surcroît un débouché indispensable à leur cinéma national. Dans le cadre de la loi du 26 octobre 1940 « portant réglementation de l’industrie cinématographique » décrets, ordonnances et décisions vont se multiplier, relayés avec zèle par la presse corporative. Nul n’échappe à cette mise sous contrôle et surtout pas les directeurs de salles de cinéma.

Le Film, 15 novembre 1940

Qu’il s’agisse de la durée des séances, de la composition des programmes, ou des films eux-mêmes, l’exploitant est soumis à une réglementation draconienne, assortie de rappels à l’ordre comminatoires à l’intention des directeurs « insouciants ou indisciplinés », la sanction immédiate, « appliquée aux réfractaires » étant le retrait provisoire ou définitif de l’autorisation d’exploitation.

La reprise

Le Film 2 octobre 1940

Lorsque les troupes allemandes occupent Paris le 14 juin 1940, les salles de cinéma sont fermées. Pas pour longtemps. Selon Le Film du 2 octobre 1940, à la date du 19 juin, une vingtaine de salles parisiennes, les plus prestigieuses, sont déjà ouvertes « avec le personnel à ses postes, des tarifs de places fixés, et des programmes vérifiés, correspondant à la nature de la clientèle » ; le 26 juin, Paris compte 60 salles ouvertes. Le Louxor figure sur la liste publiée le 1er octobre 1940.

Le Film, 1er octobre 1940

Le Comité d’organisation des industries cinématographiques (COIC) est créé le 2 novembre 1940. Des « groupements » sont constitués pour chaque branche de l’industrie cinématographique (production, distribution, exploitation, etc.). Un Conseil d’exploitation nomme des délégués de quartiers et régionaux pour « la surveillance constante des prescriptions édictées par les autorités occupantes ». Ces délégués qui, d’après la liste publiée dans Le Film du 1er novembre 1940, sont eux-mêmes exploitants, ont chacun un certain nombre de salles à contrôler dans un secteur géographique. Paris est divisé en 27 zones. Le Louxor appartient à la dixième zone ; le délégué chargé de la surveillance est M. Viguier, directeur du Barbès-Palace et du Marcadet-Palace.

Le Film, 1er novembre 1940

Cette organisation sera revue en mai 1944 : Le Film du 20 mai 1944 précise qu’en raison de « la période difficile que nous traversons » , un nouveau découpage de Paris est décidé pour faciliter la transmission des « instructions qui doivent être appliquées immédiatement ». Cinq zones plus vastes sont créées, elles-mêmes subdivisées en plusieurs secteurs. Dans chaque zone, un délégué général est chargé de communiquer les instructions aux délégués de secteurs. Le Louxor est dans la Zone 5. Délégué de zone : M. Viguier ; délégué de secteur : M. Bussoz qui dirige le Myrrha1.

La composition des programmes

Ils font eux aussi l’objet d’un strict encadrement puisque la loi du 26 octobre 1940 fixe « la composition des spectacles cinématographiques ».

Premier changement : la fin du double programme.

Comme les autres salles, le Louxor proposait toujours deux films par séance. Ainsi, du 20 au 26 décembre 1939 étaient à l’affiche Louise d’Abel Gance et La Rose de Rio, film américain de William Nigh ; du 26 juillet au 1er août 1940 : Entrée des artistes de Marc Allégret précédait Marthe Richard, espionne au service de la France de Raymond Bernard.
Désormais, conformément à la loi du 26 octobre 1940, un seul long métrage est autorisé. « L’ensemble des films projetés au cours d’un même spectacle constitue le programme. Le métrage d’un programme cinématographique ne peut excéder 3800 mètres, et ce non compris le métrage des actualités. » . Chaque programme ne peut comporter plus d’un film d’un métrage supérieur à 1300 mètres. (À titre indicatif : un long métrage d’une heure trente correspond à environ 2600 mètres)2.
De très nombreux courts métrages documentaires (à des fins de propagande notamment) vont donc être produits pour compléter les séances.

Les longs métrages

Deux décisions modifient immédiatement le contenu des programmes :
– En zone occupée, dès le 9 septembre 1940, les films anglo-saxons sont bannis des écrans. Or ils constituaient jusque là une large part de la programmation : entre le 1er janvier et le 27 février 1940, le Louxor programme pas moins de 11 films américains, de La Chevauchée fantastique de John Ford à Gunga Din de George Stevens avec Cary Grant, en passant par Panique à l’Hôtel avec les Marx Brothers ou Je suis un criminel de Busby Berkeley avec John Garfield. Il n’était pas rare de voir deux films américains lors de la même séance : le spectateur du Louxor se voyait offrir le même soir, pendant la semaine du 10 au 16 janvier 1940, le talent de stars comme Olivia de Haviland (dans Une enfant terrible de Ray Enright) et Barbara Stanwick (dans Miss Manton est folle de Leigh Jason). La semaine suivante, un western, Les Pillards du Texas de David Howard succédait aux numéros de danse et de charme de Fred Astaire et Ginger Rogers (La grande farandole de H.C. Potter).
Dès l’automne 1940 et pendant 4 ans, le Louxor ne programmera plus un seul film anglo-saxon.
– Nouvelle ordonnance le 21 mai 1941 : les films sortis avant le 1er octobre 1937 sont supprimés.

Le Tout Cinéma 1942

C’est donc tout un patrimoine qui disparaît des écrans. Il y a certes des dérogations dont fait état la presse professionnelle : passeront par exemple au Louxor Justin de Marseille (1935) de Maurice Tourneur, La Maternelle (1933) , Sans Famille (1934) de Marc Allégret, ou encore Le grand refrain (1936) film musical d’Yves Mirande ; Le petit Jacques (1934), autre film musical, de Gaston Roudès avec Constant Rémy, Moutonnet (1936) de René Sti avec Noël-Noël – films sans doute peu suspects de nuire au moral de la nation. La Bandera (1935) et Pépé le Moko (1937) passent au Louxor pendant l’année 1943 avant que tous les films avec Jean Gabin précédemment autorisés ne soient interdits.

Filmagazine crée ainsi la rubrique des « films que vous ne verrez plus » par décision du COIC. Toujours zélé à l’égard des autorités de Vichy, son éditorialiste, Hubert Revol, justifie cette mesure dans le numéro du 15 septembre 1940 en reprenant l’argumentaire officiel : il faut « dégager le marché de films anciens dont l’exploitation portait préjudice à la nouvelle production ». Cette mesure est censée aussi « encourager la production française », et « éviter une concurrence ruineuse ». Il se garde bien de dire qu’en réalité, cette décision sert d’autres objectifs : contrôler les nouvelles productions, récupérer des pellicules précieuses en temps de pénurie et inonder le marché français de films allemands. Par le biais de distributeurs comme la société Tobis, dont la publicité est omniprésente dans les revues de cinéma des années 1940-44, les films allemands du IIIe Reich (films récents mais aussi productions d’avant-guerre) peuvent partir à la conquête des écrans français, et ce d’autant plus facilement que de nombreuses salles dont les propriétaires ou les exploitants étaient juifs et sont spoliés de leurs biens ou interdits d’exercer, changent de mains, souvent rachetées par des capitaux allemands et pourvues d’administrateurs provisoires3. Les grandes salles d’exclusivité comme le Colisée, le Paris, le Lord Byron, le Helder, le Marbeuf vont sortir, semaine après semaine, des films allemands abondamment commentés dans la presse.

Le Louxor à l’heure allemande.

Au Louxor du 21 au 27 janvier 1942

Pendant l’année 1941, 22 films allemands sont programmés. Tous sortis deux ou trois mois plus tôt dans les salles d’exclusivité et qui arrivent donc rapidement dans les salles de quartier. Entre 1942 et 1944, le rythme se ralentira et la nouvelle production française reprendra le dessus.
Les noms des grands metteurs en scène d’avant-guerre ont disparu des affiches : les Fritz Lang, William Dieterle, Max Ophüls, Billie Wilder, Robert Siodmak, ou encore Detlef Sierck (connu sous le nom de Douglas Sirk) et Max Ophüls ont quitté l’Allemagne pour fuir le nazisme et l’antisémitisme. Parmi les nouveaux noms qui occupent les revues de cinéma et dont les films s’affichent au Louxor : Karl Anton, Gustav Ucicky, Hans Steinhoff , Willy Forst , Eduard von Borsody, Josef von Bàky.

Dans cette production abondante, les films de propagande directe sont présents mais loin d’être majoritaires. Il peut s’agir d’œuvres célébrant les « grands hommes » comme La Lutte héroïque de Hans Steinhoff (programmé du 5 au 11 février 1941), avec Emil Jannings, consacré au biologiste Robert Koch, découvreur du bacille de la tuberculose. Ou Le Président Krüger, également de Hans Steinhoff, film à grand spectacle qui exalte la lutte du nationaliste Krüger contre les Anglais pendant la Guerre des Boers, avec, encore, le très populaire Emil Jannings, fidèle soutien du IIIe Reich, dans le rôle de Krüger. Le film reçut cette année là à Venise la coupe Mussolini. Autre exemple de propagande pure et dure, Les Rapaces (Leinen aus Irland) de Heinz Helbig, film antisémite sur les prétendues tentatives de sabotage de l’industrie textile allemande par des fabricants juifs se livrant à des trafics illicites.

Louxor : 12 au 18 février 1941 18-24 février 1942

Quant à La Campagne de Pologne (programmé du 15 au 21 janvier 1941), réalisé par Fritz Hippler, nommé par Goebbels en août 1939 chef de la section cinématographique au Ministère de la propagande du IIIe Reich, on apprend que cette œuvre est considérée comme un exemple de propagande si habilement réalisé qu’un DVD, édité par l’ECPAD (Etablissement de Communication et de production Audiovisuelle de la Défense) est utilisé par des enseignants comme outil pédagogique dans le cadre de programme d’éducation à l’image ! Projeté du 18 au 24 février 1942, Le Croiseur Sébastopol (datant de 1937) de Karl Anton, est un film de propagande antisoviétique, présenté comme un « film d’aventures », avec la grande vedette et chanteuse Camilla Horn. Propagande et musique faisant ici bon ménage, les chansons du film, dont Quand l’automne, contribuèrent à son succès et furent reprises par la populaire Lucienne Delyle. Citons enfin Suis-je un criminel (autre titre utilisé : Suis-je un assassin) de Wolfgang Liebeneiner et Les Frontaliers avec Brigitte Horney et Willy Birgel (nommé par le ministre de la propagande Goebbels, artiste d’État en 1937, et interdit de travail après la guerre jusqu’en 1947).

Mais la production allemande comportait surtout des films conventionnels et distrayants, (comédie, comédies musicales, films en costumes) qui ne risquaient pas de troubler la paix des chaumières et offraient au spectateur un moment d’évasion.

24 décembre 1941-6 janvier 1942 – 14-20 octobre 1942

Le critique (toujours aussi zélé) du Film s’enthousiasme, le 20 février 1943, pour la production allemande « d’un rare éclectisme, où se mêlent les plus grandes histoires d’amour, les plus poignantes aventures dramatiques, les intrigues policières mystérieuses, la plus pétillante fantaisie, et l’irrésistible gaité du vaudeville ». Seront ainsi projetés au Louxor plusieurs films musicaux dans la grande tradition viennoise, aux titres évocateurs : Un amour en l’air, comédie musicale de Josef von Báky, Musique de rêve, de Géza von Bolváry, encore une comédie musicale, Valse triomphale de E.W. Emo, Operette, très gros succès de Willy Forst, programmé au Louxor la semaine de Noël ; et encore Princesse Sissy de Fritz Thiery ou Le rêve blanc de Geza von Cziffra, « la grande revue sur glace portée à l’écran », « féérique, charmant, sportif ! » (Le Film, 18 mars 1944).
A l’instar des films d’Hollywood, les films allemands reposent sur le « star system » et les mêmes acteurs se partagent le haut de l’affiche. Qui voyons-nous au Louxor ? du côté masculin, les deux grandes gloires sont Emil Jannings et Heinrich George (déjà cités dans les films de propagande) et dans un registre plus léger, Willy Frost (metteur en scène et acteur) ou Hans Albers, Gustav Frohlich. Très populaires aussi pour leurs rôles de comédie, Heinz Rühmann et Hans Albers. Autre vedette du cinéma nazi, Ferdinand Marian, à l’affiche du Président Krüger et de La coupole de la mort ou Tonelli de Viktor Tourjansky qui « a ému et conquis tout Paris ». Les grandes vedettes féminines du moment sont Brigitte Horney, Dora Komar, Jenny Jugo, Olga Tschechova, l’autrichienne Paula Wessely, Ilse Werner, Sybille Schmitz, Marianne Hoppe, Camilla Horn, Hilde Krahl. [Films programmés au Louxor dans lesquels ils figurent]

Les films français

Comme en Allemagne, des visages et des noms s’effacent. Les réalisateurs, acteurs, techniciens juifs sont bannis de la profession. Des artistes de premier plan quittent la France et rejoignent l’Angleterre ou les États-Unis. L’éditorialiste pétainiste de la Semaine de Paris du 15 avril 1941 soutient le programme de Vichy : en finir avec un « art qui excellait surtout dans la parfaite immoralité ! ». Le nouveau cinéma sera désormais « le miroir de la vie d’êtres jeunes et sains, l’idéale fenêtre d’où l’on verra toute la France avec ses champs, ses forêts, ses villages et ses capitales. » Il offrira des sujets « propres et intelligents »…
Pourtant, les programmes du Louxor ne reflètent guère ces nouveaux préceptes.

Louxor : 8-13 mars 1944

Les longs métrages français produits à cette époque ne relèvent pas de la propagande directe : à l’exception de Mermoz de Louis Cuny, dont le critique du Film (23 janvier 1943) espère qu’il « engagera les producteurs de cinéma à considérer de plus près les sujets exaltants et héroïques… », les films projetés appartiennent avant tout au cinéma d’évasion ; la réalité de l’époque en est largement absente. Cette programmation n’est pas spécifique au Louxor mais au contraire parfaitement représentative de la production de cette période : l’historien Jean-Pierre Bertin-Maghit note que sur les 220 films français produits pendant ces quatre années, « dix se réfèrent explicitement à la guerre et à l’occupation ». Il cite le réalisateur Jean Delannoy, qu’il a interrogé en 1977 : le but du cinéma était alors d’ « essayer de faire s’évader les gens de la vie courante qui était pleine de coercitions et d’interrogations »4.

Le public français n’était pas dépaysé. Autant les genres proposés (comédies, policiers, histoires sentimentales, films en costumes), que leur distribution, s’inscrivaient dans la continuité du cinéma d’avant guerre. Les films de la Continental, maison de production créée par Alfred Greven avec des capitaux allemands, étaient bien représentés au Louxor. Dès la fin de l’année 1940, Greven réussit, en offrant des salaires et des conditions de travail exceptionnels en dépit des restrictions de plus en plus sévères (électricité, pellicule), à constituer un vivier de metteurs en scène : certains déjà confirmés comme Marcel L’Herbier ou Maurice Tourneur mais aussi de nouveaux réalisateurs qui ne vont pas tarder à s’inscrire dans le paysage du cinéma français comme Henri-Georges Clouzot, Jacques Becker, Robert Bresson ou Claude Autant-Lara. Certains d’entre eux, d’ailleurs, parviennent à ne pas travailler exclusivement pour la Continental. C’est surtout en 1942 que ces films français arrivent sur les écrans et mettent un terme à la domination des films allemands.

Au Louxor, on retrouve tous les grands noms de l’époque (dans des films de la Continental mais aussi de Pathé et de différents producteurs, de moindre importance, la production étant alors très éclatée) : Claude Autant-Lara (Le Mariage de Chiffon), Jean Delannoy (Pontcarral, colonel d’Empire), Jacques Becker (Dernier atout, policier qui fut un gros succès commercial et Goupi mains-rouges, dans la tradition du cinéma réaliste), André Cayatte (Au Bonheur des Dames), Maurice Tourneur (Mam’zelle Bonaparte avec Edwige Feuillère), Christian-Jaque (La Symphonie fantastique). Ces films trouvent immédiatement leur public qui afflue dans les salles. Le Corbeau d’Henri-Georges Clouzot avec Pierre Fresnay sera même programmé deux semaines d’affilée au Louxor.
Parmi leurs atouts, la présence d’acteurs déjà populaires : Fernandel, Michel Simon, Charles Vanel, Pierre Fresnay, Arletty, Fernand Gravey , Elvire Popesco, Edwige Feuillère, Viviane Romance. Acteur et réalisateur très prisé des gazettes, Sacha Guitry est, lui aussi, régulièrement à l’affiche du Louxor. [Voir la liste des films dans lesquels ces acteurs apparaissent].
Si certains des longs métrages figurant dans la programmation du Louxor sont réédités en DVD, sont même pour certains, devenus des classiques du cinéma, nombre de ces succès d’alors sont passés aux oubliettes, qu’il s’agisse de Mon amour est près de toi avec Tino Rossi, de Bécassine de Pierre Caron ou des films d’Emile Couzinet (L’Intrigante ; Andorra ou Les Hommes d’airain ; Le Brigand gentilhomme).

Louxor : 22-28 octobre 1941 – 4-18 août 1943

On pourrait en dire autant des films de Jean Boyer, réalisateur très prolifique et très présent au Louxor avec Miquette, Circonstances atténuantes, L’Acrobate, La Romance de Paris avec Charles Trénet, A vos ordres, Madame, vaudeville avec Jean Tissier, Frédérica avec (encore) Charles Trénet, La bonne étoile.
Cinéma de divertissement, cinéma d’évasion. De là à considérer que ces films, quelle que soit leur qualité, ne participaient en rien à l’entreprise de contrôle idéologique mise en œuvre par Vichy et les Allemands, il y a un pas que Jean-Pierre Bertin-Maghit ne franchit pas : « Le rêve, l’évasion, le lénifiant peuvent cacher une propagande sociologique diffuse »5. Au terme d’une analyse rigoureuse d’un corpus de 125 longs métrages produits pendant cette période, il conclut : « le cinéma sous Vichy a joué un rôle politique dans le soutien au régime dans le sens où il a cautionné sa politique »6.

Le reste du programme

Outre le grand film, il comportait obligatoirement, les actualités et le documentaire. Et pas dans n’importe quel ordre ! Les rappels sont réguliers, signe que certains directeurs de salles se permettaient sans doute quelques entorses à la règle (ci-dessous: Le Film du 22 avril 1944).

La Filmprüfstelle der Propaganda Abteilung Frankreich a constaté, lors des contrôles dans les cinémas, que la décision publiée à plusieurs reprises concernant l’ordre de passage des films composant le programme, n’est pas respectée par les directeurs de cinéma :
1. documentaire
2. actualités
3. grand film
Les actualités doivent TOUJOURS être présentées IMMÉDIATEMENT AVANT le grand film.

Certains directeurs de salles étaient-ils parfois tentés d’écourter le documentaire ? « Intolérable » ! « Mutiler » le documentaire, ou pire, ne pas le projeter, c’est « saboter l’œuvre culturelle entreprise par le Gouvernement ! » (Le Film, 23 janvier 1943).  Sur le rôle dévolu aux documentaires de propagande par le régime de Vichy, qui commande d’ailleurs un très grand nombre de courts-métrages à des sociétés de production et délivre un label « intérêt national », nous renvoyons le lecteur aux travaux de Jean-Pierre Bertin-Maghit sur ces « documenteurs des années noires»7.

Actualités

La projection de ces actualités de propagande8 est étroitement encadrée : le COIC rappelle régulièrement aux directeurs de salle l’importance d’exercer une surveillance efficace.

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Le Film, 15 janvier 1941

Le 15 mars 1941, une autre circulaire annonce que dorénavant, un disque enregistré sera passé à toutes les représentations avant les actualités pour rappeler aux spectateurs qu’ils doivent s’abstenir de manifester « de quelque manière que ce soit », sous peine de fermeture de la salle.

Affluence dans les salles et difficultés d’exploitation

Pendant ces années noires, le public est pourtant au rendez-vous. Le Film du 20 mai 1944 se félicite des chiffres des recettes des cinémas à Paris, en rapide augmentation à partir de 1940. Chiffres qui sont régulièrement publiés et utilisés comme argument publicitaire à grands renfort de points d’exclamations.
Simplet, « Plus de 3 600 000 frs ! Record ! » Le 6 février 43, Sergent Berry « Plus de 3 000 000frs !! » « Andorra : « Dans la brume, dans le froid, aux heures les plus creuses de la journée, les files de Parisiens s’allongent patientes pour contempler Andorra. » 9 octobre 43 : Le Corbeau « pulvérise tous les records de recettes et d’affluence ».
Le Louxor profite lui aussi de ce succès. Après les mauvais chiffres de l’année 1939, les recettes se redressent dès 1940 et augmentent régulièrement jusqu’en 1943.

Recettes du Louxor en francs courants9

1938 : 2 000 679,00
1939 : 1 655 595,00
1940 : 1 693 815,50
1941 : 2 233 982,00
1942 : 3 923 035,00
1943 : 4 435 684,00
1944 : 3 420 359,00

Elles fléchiront de nouveau en 1944 lorsque les conditions d’exploitation deviendront de plus en plus difficiles mais elles restent élevées.

Si le Louxor fonctionne sans interruption pendant cette période, les restrictions d’électricité l’obligent cependant, comme les autres cinémas, à restreindre son activité. Dès le 10 janvier 1943, « en application de la décision n° 42 du comité de direction du COIC », les cinémas doivent fermer le mardi (Le Film, 9 janvier 1943). Puis La Semaine de Paris du 7 avril 1943 informe ses lecteurs qu’« en raison des restrictions imposées aux consommateurs d’électricité, les cinémas de quartier ne pourront plus donner des séances en matinée que le dimanche et le jeudi ou le samedi au choix ». Selon les programmes consultés, en 1944, le Louxor ferme désormais non seulement le mardi mais aussi le vendredi. Autre difficulté, le manque de chauffage dans les salles, thème récurrent de la presse corporative.
A partir de l’été 1944, la production de films tourne au ralenti et il n’y a plus de sorties dans les salles d’exclusivité qui programment désormais des reprises. Ce qui n’empêche pas la Tobis le 31 juillet d’annoncer que le premier film de son programme 1944-45 sera Les Amours de Mozart
Le 31 juillet 44, Le Film informe que « La fermeture des cinémas de Paris et des départements de Seine, Seine et Oise et Seine et Marne, fixée par arrêté du 22 juillet 1944 du Ministère de la Production industrielle pour la période du 23 au 30 juillet est prolongée jusqu’au 6 août inclus. On espère qu’après cette date une réouverture des salles pourra avoir lieu 2 ou 3 jours par semaine. »
Mais cet arrêté sera l’un des derniers pris par le régime de Vichy. La libération de Paris est proche. Pendant les combats qui précèdent la journée historique du 25 août 1944, un film est tourné par des cinéastes du Comité de Libération du Cinéma français. Terminé à la fin du mois d’août, il sera projeté à Paris dès le début du mois de septembre. Après quatre ans de propagande vichyste et allemande, ce seront les premières actualités de la France libre que verront les Parisiens.

Annie Musitelli ©lesamisdulouxor.fr

 


Notes

1. Liste des cinémas de ce secteur : Barbès-Palace, Ciné-Nord, Cinéphone Montmartre, Clignancourt, Delta, Fantasio, Gaité-Rochechouart, Louxor, Marcadet-Palace, Montcalm, Capitole-Pathé, Myrrha, Ney, Nord Actu, Nouveau Cinéma, Ornano-Palace, Palais-Rochechouart, Roxy, Stephenson, Ordener Palace, Ornano 43.
2. Quelques exemples de métrages : Andorra (105mn), 2600 m ; Le duel (84 mn), 2300m ; Circonstances atténuantes (85 mn) 2500m. (Source : Le Tout cinéma 1942)
3. 54 salles selon Raymond Chirat,« Les salles parisiennes pendant la guerre et sous l’occupation », Paris Grand-Ecran, Splendeurs des salles obscures 1895-1945, Paris musées,1994, p. 74 .
4. Jean-Pierre Bertin-Maghit, Le cinéma français sous Vichy : les films français de 1940 à 1944, Paris, Revue du cinéma : Albatros, 1980, p. 92.
5. ibid.p. 135.
6. ibid. p. 138.
7. Jean-Pierre Bertin-Maghit, Les documenteurs des années noires, les documentaires de propagande, France 1940-1944, Paris, Nouveau monde éditions, 2004.
8. Le 12 octobre 1940, Le Film annonce que les Actualités hebdomadaires qui avaient été suspendues pendant dix semaines sont réapparues dans les programmes depuis le 7 août. En zone occupée, il s’agit d’abord des Actualités mondiales produites par les Allemands, proposées avec un commentaire en français, et qui font évidemment la part belle aux opérations militaires allemandes. En 1942, à la suite d’un accord avec les autorités d’occupation, elles sont remplacées par le journal de France Actualités, censé proposer des sujets et des reportages plus aptes à séduire le public français.
9. Nous remercions l’historien Jean-Jacques Meusy qui nous a communiqué ces chiffres.

Les périodiques Le Film, Filmagazine, La Semaine à Paris et Comœdia sont consultables à la BNF.
Affiches : Sites Le Cinéma français et Encyclo-ciné