Interview de Jean de Seynes
Les restaurateurs et peintres décorateurs chargés de la restauration et de la restitution des décors peints du Louxor — réalisés en 1921 par le peintre Amédée Tiberti — sont à l’œuvre. Nous sommes allés interroger le peintre Jean de Seynes qui fait partie de l’équipe de restaurateurs de Laurent Blaise. Il est présent sur le terrain avec neuf autres collaborateurs depuis le début du mois de juillet. Le cahier des charges de cette restauration avait été rédigé par l’agence Cartel Collections, dirigée par la restauratrice de peinture Claire Bergeaud, au terme d’une réflexion menée avec Franziska Hourrière, spécialiste de peintures murales.
Nous remercions vivement Jean de Seynes de nous avoir reçus et de nous autoriser à montrer les photos illustrant la technique du pochoir. La Mairie de Paris souhaitant ménager l’effet de surprise, nous ne pouvons pas publier immédiatement les photos des décors restaurés ou restitués que nous avons prises au cours de cet entretien.
Comment le travail sur les décors dans les différents espaces du Louxor est-il organisé ?
Il y a deux équipes. La première, dont je fais partie, est celle de Laurent Blaise, qui est mandataire du groupe. J’ai réalisé le travail sur le terrain avec mon équipe depuis le début juillet ; nous sommes chargés des décors du porche d’entrée et de la grande salle : les frises, y compris celle des Égyptiennes de part et d’autre de l’écran, les hautes colonnes florales, les décors du plafond et des balcons. Nous restaurons aussi la cage d’escalier, ainsi que le faux marbre de ce tour de porte [ci-dessous]dont la restitution du volume de la partie manquante sera assurée par un spécialiste du stuc.
C’est une autre équipe de peintres qui réalise les faux marbres (le marbre noir « Portor » des soubassements de la salle ainsi que celui « Jaune de Sienne » des parements des balcons). Ils ont peint aussi le grand disque ailé de la scène ou encore certains détails des décors, par exemple les petits motifs carrés qui entourent les luminaires. De même, ils sont chargés du tore (boudin) enrubanné qui court autour de l’écran. Tout cela était bien défini dans le cahier des charges.
Les équipes travaillaient en même temps ?
En général, oui. Certains étaient d’un côté, les autres de l’autre, nous nous entendions bien avec les autres intervenants et l’intérêt est aussi de coordonner ce qui se passe.
Tous ces décors (motifs des frises, faux marbre, etc.) étaient bien documentés ? Vous n’avez rien inventé …
Lorsque les revêtements muraux qui dissimulaient les décors anciens ont été enlevés, beaucoup de photos ont été prises, des relevés effectués. Nous avions donc des panneaux témoins, des zones tests en somme, avec tous les motifs et des échantillons de couleurs, ce qui a permis une reprise à l’identique. Mais les peintures étaient très sales ; des sondages nettoyés nous ont amenés à raviver les couleurs lors de la restitution.
En effet, les vestiges des décors que nous avions vus avant le début des travaux, dans la salle et sous le porche, étaient plus clairs, plus pastels. Comment avez-vous retrouvé les couleurs d’origine ?
Avec le temps, les couleurs avaient, en effet, été atténuées ou salies. Des sondages ont été faits, nettoyés, et on a ainsi retrouvé les couleurs. Elles paraissent donc « rehaussées » par rapport aux restes de décors que vous avez vus.
On connaît mal ces décors à l’égyptienne : ils étaient très colorés…
Il est vrai que nous avons sans doute perdu l’habitude de ces décors aux tons vifs. Mais il faut tenir compte aussi du fait que la lumière sera tamisée puisque les cinémas sont dans une espèce de pénombre. D’autre part, avec les soubassements de faux marbre noir, il fallait rehausser les couleurs. Nous avons gardé la belle harmonie des tons terre de Sienne. L’équipe a voulu conserver cette espèce de « vibration » des couleurs.
Peut-être faut-il rappeler la nuance entre restauration et restitution ?
Dans le cas des décors conservés (décors peints ou sculptés du porche et du hall d’entrée ; cage d’escalier et dégagements), ils sont restaurés et les parties manquantes restituées. Dans le cas de la grande salle : c’est une restitution. Outre la nécessité de doubler la salle pour des raisons acoustiques, ce décor était en très mauvais état et aurait dû être, de toutes manières, pour une large part, restitué. Les décors d’origine sont toujours en place, derrière les parois de la boîte acoustique. Ils ont été reproduits à l’identique avec des couleurs un peu ravivées mais tout a été respecté. Nous n’avons pas inventé ce décor.
Comment s’est décidé le choix final des diverses nuances de couleurs ? Avez-vous fait de nombreux essais ?
Oui, bien sûr. Nous avons fait beaucoup d’essais sur les matériaux d’origine. D’autant que sur les parties des parois revêtues de Baswaphon, nous n’avons pas droit à l’erreur. C’est un matériau phonique absorbant, très particulier, un enduit peint sur lequel il est impossible de faire des retouches. Nous avons donc été extrêmement vigilants. Les plafonds des deux balcons (avec la frise) sont en Baswaphon mais le plafond central de la grande salle (avec les hiéroglyphes) est en placoplâtre. Tout devait être parfaitement calculé à l’avance. En fait c’est le plus gros travail : nous avons passé beaucoup de temps à tout mesurer, tout mettre en place, vérifier, revérifier… D’autres parties (par exemple, celle sur laquelle est peinte la frise des Égyptiennes) sont en Placoplatre et là, on a une marge de sécurité, les retouches sont possibles.
Les peintures sont-elles différentes selon le support ?
Oui, elles sont de deux sortes : une peinture acrylique mat sur les supports en placoplâtre peint ; et sur le Baswaphon, une peinture minérale dont le liant, à base de silicate de potassium, réagit chimiquement avec le Baswaphon d’origine minérale également (ce sont les peintures de la marque KEIM, fabriquées en Allemagne).
Les parois et le plafond des balcons sont décorés de frises. Un de ces motifs (la fleur de lotus) nous avait été montré par Claire Bergeaud : il avait été retrouvé sous un faux plafond et était encore d’une fraîcheur étonnante.
Oui. Tout a été retrouvé. Seule différence : en raison du doublage acoustique, la salle a perdu environ 60 centimètres de chaque côté et il a donc fallu calculer toutes les cotes de manière à tout recaler. La taille des motifs d’origine est respectée mais nous n’avons pas exactement le même nombre. Il a fallu les « calepiner ». (Le calepinage, ou calepin, est le dessin, sur un plan ou une élévation, de la disposition d’éléments de formes définies pour former un motif ou composer un assemblage). Outre le doublage acoustique des murs, la hauteur a légèrement changé pour placer le 6ème côté de la boîte acoustique ; les balcons sont exactement à la même hauteur qu’à l’origine mais leur pente a été revue pour respecter les normes actuelles de visibilité.
Vous allez aussi restaurer la cage d’escalier ?
Oui. C’est la dernière partie sur laquelle nous allons intervenir. Comme vous le savez, le très beau granito d’origine de l’escalier a été restauré [par la même entreprise qui intervient sur les mosaïques, NDLR.] Nous allons restaurer les parements, c’est-à-dire les nettoyer et leur redonner leur teinte.
En passant dans la salle d’exposition, nous admirons les vitraux. Les carrelages du sol seront en petites tesselles dans les tons beige et marron.
C’est là que sera présentée un tronçon de la poutre-gaine d’origine qui a conservé le décor de 1921 ?
Cette poutre gaine est actuellement en cours de restauration dans mon atelier. Il est prévu qu’elle reste exposée dans cet espace.
Y aura-t-il d’autres « témoins » des origines ?
Oui, dans l’entrée des toilettes du personnel : un reste du décor de 1921. C’est un des motifs qui se retrouve dans la grande salle. Ce « témoin » va être conservé à cet emplacement (qui peut surprendre !). C’est une partie du décor qui s’est retrouvée cachée sous les gradins du premier balcon dès les premières années de vie du Louxor au début des années 20 puisque l’exploitant s’est rendu compte qu’il y avait un défaut dans la courbe de visibilité du premier balcon et avait réalisé un gradin rehaussé, certainement en structure bois. Par la suite, en 1930, lorsque la cabine de projection a été agrandie en gagnant sur la salle, cette partie du décor s’est retrouvée dans un vide technique sous la cabine.
On peut déjà deviner, sur ce décor qui n’a pas encore été nettoyé, la vivacité des couleurs. Il sera laissé ici à titre de témoin. Je suggère qu’un petit cartel, à destination du public, explique qu’il s’agit d’un décor d’origine que l’on retrouve sur les parois des balcons. Il faudrait un autre cartel pour la poutre d’origine ; ou pour la cage d’escalier. D’une manière générale, d’ailleurs, il faut souhaiter qu’un dépliant soit mis à la disposition du public pour qu’il connaisse l’historique du lieu.
Le nombre de décors que vous avez dû réaliser est impressionnant, pouvez-vous nous expliquer la technique utilisée ?
Il s’agit au Louxor de décors au pochoir. Traditionnellement, on déplaçait ce pochoir pour reproduire les motifs identiques. Nous avons adapté cette technique. Au début, nous avions envisagé un pochoir unique, en aluminium ou un autre matériau léger, mais cela posait de nombreux problèmes, notamment pour la réalisation des décors du plafond. Nous avons donc contacté diverses entreprises et avons trouvé celle que nous avons sélectionnée, qui proposait des pochoirs adhésifs, parfaitement adaptés. Elle a très bien travaillé.
Mais alors, il y a un pochoir pour chaque motif ?
En effet. Il aurait été trop compliqué de déplacer le pochoir (surtout au plafond, car de dimension assez longue, ils risquaient de plier sous leur poids) car les dessins sont complexes. Il y a par exemple 64 Égyptiennes, chacune avait son pochoir ; 32 recto, 32 verso.
Voilà comment fonctionne ce pochoir adhésif.
[Jean de Seynes nous montre ici des pochoirs sur lesquels on distingue les silhouettes des Égyptiennes.]
Le pochoir est pris entre deux feuilles protectrices. On enlève la feuille du dessous qui protège l’adhésif ; ainsi, la partie collante va être posée sur le mur. Une fois le pochoir en place, on retire la feuille du dessus pour pouvoir ôter les éléments du motif qui ont été pré découpés par l’entreprise – pour pouvoir peindre sur le mur.
Mais nous avons procédé par couleur : par exemple, nous retirons les parties à peindre en bleu, nous les pochons, puis nous passons au jaune, etc. En replaçant le fragment de pochoir sur la partie peinte pour éviter les débordements et ne pas tacher celle que nous avons déjà exécutée.
Mais ne faut-il pas attendre que ce soit sec ?
Nous posons en général les pochoirs trois par trois et la peinture sèche rapidement. On commence par exemple par faire les tons bleus, et quand on arrive au troisième pochoir, les deux premiers ont eu le temps de sécher, donc on repose le pochoir sur le bleu et on continue avec les autres couleurs.
En fait, il faut, au préalable, bien réfléchir pour élaborer la bonne méthode ! Nous étions très au point : chaque couleur était numérotée. Nous avions une douzaine de couleurs ; chaque numéro correspondait à telle ou telle partie à pocher. Sur le plan, les parties figuraient, chacune à sa place, avec son numéro de couleur. Au bout d’une heure, on a compris le processus et ensuite on avance bien ! Tous les pochoirs sont conçus ainsi. Nous les collons au fur et à mesure.
Vous ne pouvez pas coller tous les pochoirs à l’avance ?
Non. Sur le placoplâtre, les parties peintes en dessous sont assez fragiles (le Baswaphon n’est pas peint puisqu’il est teinté dans la masse). Si un pochoir reste en place trop longtemps, l’adhésif colle davantage avec le temps. Les peintures sur lesquels il est posé risquent d’être arrachées lorsque nous l’enlevons. C’est pourquoi nous les posons en général par groupe de trois, pas davantage.
Les pochoirs sont assez adhérents pour qu’il n’y ait pas de bavure ?
Ils seraient même plutôt trop adhérents ! Donc nous les talquions pour réduire l’adhérence ; il faut « fatiguer » la colle pour les retirer plus facilement.
Sont-ils difficiles à poser ?
La pose elle-même est simple à partir du moment où tout est préparé. Tout doit être mesuré auparavant ; nous avions donc au départ posé tous les repères. C’est pour cela que le travail préalable est si important. C’est Philippe Pumain qui, à partir des cotes exactes, avait tout préparé au millimètre près avec un de ses collaborateurs. Nous n’avions plus qu’à reporter ces cotes ; nous tracions les verticales par exemple, nous réalisions tous les cadres. Une fois tous ces repères bien en place, les pochoirs pouvaient être posés.
Pourquoi un recto-verso sur ces pochoirs des Égyptiennes ?
Parce que les deux processions convergent vers l’écran. Elles sont donc orientées différemment de part et d’autre. Il a fallu une petite gymnastique mentale pour ne pas faire d’erreur avec ces rectos versos et encoller le calque du bon côté … Pour les Égyptiennes, on a deux grands pochoirs divisés en deux. On les pose et on enlève les parties qu’on doit peindre.
Et pour les hautes colonnes florales ? Le pochoir est-il d’un seul tenant ?
Non, elles sont beaucoup trop hautes ! Elles sont exécutées en quatre parties : deux pochoirs pour la partie située en haut (recto verso car il y a là aussi un effet de miroir de part et d’autre de la salle) ; un autre pochoir pour la base de la colonne ; et la jonction entre le haut et le bas est faite par le décorateur au fil à plomb et au cordeau. Avec une telle hauteur (plus de quatre mètres), cette partie centrale ne pouvait pas être faite au pochoir. Nous commencions donc par poser les hauts de la colonne puis l’élément de la base ; et nous terminions par la jonction.
Avez-vous gardé certains de ces pochoirs ?
Non, il n’y a pas de chute ; ils ne peuvent pas être conservés et sont jetés une fois le travail fait. Mais nous avons des photos !
En dehors des décors peints, il y avait aussi des stucs dans les niches du porche et un bas-relief (une scène champêtre) ?
Les bas-reliefs sont prêts et seront remis en place le moment venu dans le hall d’entrée.
En tout, combien de temps le travail au Louxor vous aura-t-il pris ?
Quatre mois, de début juillet à fin octobre avec une petite interruption en août. Le plus long a été le plafond. La salle est terminée, le porche quasiment, il nous reste l’escalier historique à restaurer.
Pour ce calepinage déjà évoqué, nous avons été très aidés par un des collaborateurs du cabinet Pumain qui a tout relevé sur les plans, au millimètre près, puis nous avons travaillé à partir de ces plans. L’exécution des peintures est délicate, mais le gros travail est la préparation qui a duré plusieurs mois.
Travaillez-vous toujours avec la même équipe ou est-ce du « sur mesure » selon le chantier ?
C’est selon chaque chantier. J’étais avec une très bonne équipe, constituée pour répondre à la spécificité de ce chantier. Nous étions neuf (même si nous n’étions pas toujours présents tous ensemble), dont trois restaurateurs : il était important en effet qu’il y ait des gens qui aient une « connaissance technique » du décor ancien. Les restaurateurs connaissent davantage les matériaux et la technique mais ils ont peut-être moins l’habitude de la conception et la réalisation de la peinture monumentale. Artistes peintres et restaurateurs, dans ce cas, sont très complémentaires et ils respectent les uns et les autres le décor d’origine. Le reste de l’équipe était composé d’artistes peintres qui travaillent dans l’élaboration de grands décors monumentaux. Nous étions donc complémentaires.
Pouvez-vous nous dire quelle est votre formation ?
Elle est double. D’abord l’école des Beaux-Arts de Valence puis l’IFROA [Institut français de restauration des œuvres d’art, désormais intégré à l’Institut national du Patrimoine, NDLR]. J’ai donc « deux casquettes », c’est pourquoi j’aime intervenir sur un chantier comme celui du Louxor. Mais je travaille surtout dans le monumental. Laurent Blaise a lui aussi cette double formation : Beaux-Arts et INP. Quant aux restauratrices de notre équipe, elles sortent de l’INP ou d’un MST (Master des sciences et techniques) et les artistes peintres ont fait des écoles d’art.
Sur quels autres chantiers avez-vous travaillé récemment ?
J’ai réalisé les décors de la Salle Wagram qui vient d’être restaurée ; avec Laurent Blaise nous avons aussi exécuté une œuvre contemporaine pour le Louvre : le plafond (350 m²) de Cy Twombly pour la Salle des Bronzes dont l’artiste a réalisé la maquette. J’ai travaillé aussi à Saint-Eustache : du travail de restauration mais aussi de décoration car il y a des parties de décor dont il ne reste rien. Laurent Blaise, lui, a fait par exemple les copies des tapisseries de l’Assemblée nationale. Elles ont été démontées et nettoyées mais n’ont pas été remises en place car elles sont trop fragiles. Il les a réalisées en trompe l’œil. Nous sommes donc appelés à intervenir sur des chantiers très variés.
Propos recueillis par Jean-Marcel Humbert, Nicole Jacques-Lefèvre et Annie Musitelli ©Les Amis du Louxor