Les mille et un visages de l’égyptomanie
Avec son décor de mosaïques multicolores, la façade du Louxor (1920-1921) est un magnifique témoin du goût égyptisant qui régnait dans ces années là, notamment dans la décoration fastueuse des salles de cinéma.
Personne n’était mieux qualifié que Jean-Marcel Humbert, conservateur du patrimoine et spécialiste incontesté de l’égyptomanie, pour nous aider à comprendre le sens de ce mouvement artistique multiforme. Nous le remercions d’avoir répondu à l’ invitation conjointe des associations Les Amis du Louxor, Histoire et vies du 10e et 9e Histoire, et de nous avoir ainsi permis d’organiser la première des « Conférences du Louxor ». Jacques Bravo, maire du 9e , nous avait aimablement offert l’hospitalité de sa mairie et c’est en compagnie de Thierry Cazaux, conseiller d’arrondissement, délégué au patrimoine et à la culture, qu’il nous accueillit le 8 octobre 2009 dans la Salle du Conseil.
Pendant une bonne heure et demie, défilèrent sur l’écran des centaines de photographies prises dans le monde entier, illustrant un commentaire dense, rigoureux mais aussi souvent très drôle car Jean-Marcel Humbert sait allier rigueur scientifique et bonne humeur.
L’Égypte antique est une source inépuisable d’histoires et de personnages fascinants qui ont alimenté l’imagination populaire : Toutankhamon et son trésor, la beauté (et le nez ) de Cléopâtre, Isis et Osiris, sans oublier la momie, sujet « porteur » par excellence. Tous les domaines de l’art et de la vie quotidienne furent, à un moment ou à un autre, affectés par l’égyptomanie, de l’architecture à la bande dessinée et la publicité. Cette passion pour l’Égypte n’est pas près de s’éteindre : en ce début de 21e siècle, c’est maintenant dans les jouets d’enfants, les jeux vidéos et sur Internet qu’elle s’insinue.
Nous remercions Marie-Christine Lavier, présidente de l’association Les Amis de Champollion de nous autoriser à publier le compte-rendu détaillé qu’elle a rédigé.
L’Égyptomanie, un phénomène en perpétuel devenir
Au cours d’un exposé éblouissant, richement illustré de documents de toute nature, de toute origine et de toute époque, le conférencier a montré l’ampleur d’un phénomène unique dans l’histoire de l’art, celui de l’égyptomanie, c’est-à-dire le détournement des formes archéologiques de l’Égypte ancienne au profit des formes modernes et contemporaines qui n’ont a priori rien à voir avec cette civilisation de l’Antiquité.
Après cette définition de l’égyptomanie, Jean-Marcel Humbert en explique les origines et les mécanismes. Deux origines sont à retenir parmi les plus importantes. Rome en premier lieu, où furent transportés dans l’Antiquité des obélisques, des sphinx et des lions de l’époque de Nectanebo ( aujourd’hui en bas de l’escalier de la Cordonata menant au Capitole ) . Les monuments égyptiens furent très tôt imités par les Romains, comme en témoignent la pyramide de Caïus Cestius, les représentations du dieu Nil, la Table Isiaque en bronze (vmusée de Turin ), les statues d’Isis et celles d’Antinoüs. Les artistes européens, lors de leur Grand Tour, passaient par Rome où ils ont pu contempler ces monuments et en ont ramené des croquis. Une autre source notable est l’œuvre de Giovanni Battista Piranesi, architecte et graveur italien qui orna de décors à l’égyptienne deux murs du Café des Anglais place d’Espagne à Rome, un thème qui revient dans quinze planches de son célèbre ouvrage Des diverses manière de décorer les cheminées (1769), qui connut un grand retentissement dans le monde artistique d’alors.
Le conférencier explique ensuite les mécanismes qui ont contribué à la diffusion et à la réutilisation sur une échelle étendue des modèles issus de la civilisation égyptienne. Ceux-ci présentent des formes qui peuvent être réadaptées et évolutives, comme la pyramide, l’obélisque et le sphinx. Mais au fil du temps et des manifestations artistiques et culturelles, certaines figures telles Toutankhamon ou Cléopâtre enflamment le grand public et participent elles aussi de l’égyptomanie. Le phénomène se répand largement dans tous les domaines de l’art. Il présente, de plus, des liens d’évidence quand il est associé à des musées ou à des établissements d’enseignement. Il connaît enfin une diffusion mondiale, et on le rencontre en Europe, en Amérique du Nord et du Sud, en Afrique du Sud, en Australie et en Asie. Mais ce sont surtout les symboles récurrents qu’il véhicule, comme la beauté et la douceur de vivre, sujets très prisés du grand public, qui lui ont permis de s’implanter durablement.
Jean-Marcel Humbert poursuit son propos, abondamment illustré, autour des monuments et objets égyptiens « phares » qui furent régulièrement utilisés jusqu’à aujourd’hui : pyramides, obélisques, sphinx, têtes coiffées du némès, statues cubes, momies, vases canopes, têtes hathoriques, pylônes de temple.
Du XVIe siècle jusqu’à nos jours, toutes ces formes empruntées à l’Égypte ancienne sont réinterprétées pour être employées dans les domaines les plus divers : l’architecture en général, celle des usines et des salles de cinéma, la sculpture, les parcs et jardins, les cimetières, le mobilier, les objets de décoration, la porcelaine, la publicité, le cinéma, la scénographie d’opéra et la bande dessinée. On comprend mieux ainsi pourquoi le cinéma parisien Louxor présente des décors à l’égyptienne, et comment il s’intègre dans ce vaste mouvement artistique, mêlant de manière subtile des liens entre l’élément égyptien copié et l’expression artistique de l’époque considérée.
Pour finir, deux « cas d’école » sont exposés : Cléopâtre, et l’opéra Aïda de Giuseppe Verdi. Cléopâtre, déjà très présente dans la peinture et la sculpture, est entrée dans notre vie quotidienne par le cinéma, la bande dessinée et la publicité, pour incarner à la fois un personnage historique et une Égypte idéalisés.
Quant à l’opéra Aïda, créé en 1871, il se voulait proche de l’Égypte ancienne par son livret et ses costumes, dus à Auguste Mariette, et par ses décors peints sur toile. De cette scénographie initiale, il ne reste rien aujourd’hui sinon des esquisses, d’autant que cet opéra a subi des transformations extraordinaires, souvent pour des raisons pratiques : l’adaptation des costumes « égyptisants » à la morphologie parfois hors norme des chanteurs et chanteuses, ou encore le gigantisme des lieux de représentation contemporains qui nécessitent une profonde modification des dispositifs scéniques. Il en résulte des approches différentes de la mise en scène. Ou bien est choisi le parti pris de l’Égypte copiée, avec un retour à l’antique, comme dans les scénographies des opéras de Barcelone et de Vérone, ou bien est choisi le parti de l’Égypte rêvée et réinterprétée. Dans ce dernier cas, tout devient possible : c’est ainsi que l’on a pu voir des productions où Aïda a pour cadre les années 50, se déroule dans le cadre d’une guerre planétaire, ou même se joue dans une secte américaine. Quelle qu’en soit l’approche, Aïda demeure un opéra hors du commun.
L’Égypte antique continue donc d’être omniprésente dans notre univers quotidien, de manières allusives ou appuyées, mais sans cesser pour autant d’évoluer en permanence sous nos yeux.
Marie-Christine Lavier, présidente de l’association Les Amis de Champollion
Jean-Marcel Humbert est docteur en histoire (égyptologie, Paris IV Sorbonne 1975) et docteur d’État ès lettres et sciences humaines ( 1987 ) . Depuis une quarantaine d’années, il travaille dans le cadre de recherches universitaires sur le thème de l’égyptomanie. Conservateur général du patrimoine, Jean-Marcel Humbert a exercé dans plusieurs grands musées parisiens dont le Louvre, et en a dirigé successivement deux avant de rejoindre en 2004 l’Inspection générale des musées ( Direction des musées de France ) . Spécialiste éclairé d’opéra, auteur de nombreuses publications, il a été aussi commissaire et coordinateur de plusieurs expositions sur l’art égyptien et ses relations avec l’art occidental : « Egyptomania » ( 1994-1995 ) , « Rêve d’Égypte » et « L’Égypte à Paris » ( 1998 ). Il est le commissaire scientifique de l’exposition « Bonaparte et l’Égypte, feu et Lumières », présentée à l’Institut du monde arabe à Paris, puis au musée des Beaux-Arts d’Arras ( 2008-2009 ) . [retour]