Le 15 novembre 2010, Dominique Delord, chercheuse en histoire culturelle, a donné dans la grande salle de la mairie du XVIIIe arrondissement une conférence consacrée aux spectacles proposés aux habitants de Barbès au moment de l’ouverture du cinéma Louxor, le 6 octobre 1921. Cette conférence, qui était co-organisée par l’association des Amis du Louxor et Histoire et Vies du 10e, a réuni plus de 130 personnes. Nous remercions Daniel Vaillant, maire du 18e, Carine Rolland, adjointe à la culture, Sylvain Lamothe, chargé de mission culture, et tous les personnels pour leur accueil et l’aide qu’ils nous ont apportée.
Jonglant entre images et illustrations sonores, la conférencière a tenu en haleine son auditoire pendant une heure et demie. Après une remise en situation de la période de l’après-guerre de 14-18, où la France se trouve à la fois exsangue et avide de distractions, la conférencière rappelle que Paris compte, en 1921, 2 863 433 habitants, soit beaucoup plus qu’aujourd’hui. La moitié des Français « de souche » ne sont pas nés à Paris. En 1921, on est juste au début de la grande vague d’immigration. La majorité des étrangers sont des Belges, qui seront bientôt rattrapés par les Italiens. Russes, Roumains, et surtout Polonais, souvent juifs, viennent d’arriver ; certains tiennent des magasins de meubles ou de vêtements. Les Kabyles constituent l’essentiel des immigrés d’Afrique du Nord, mais leur nombre est infime. Pourtant en avril 1921 la Ville de Paris a décidé la construction de la première mosquée. La grande nouveauté du moment est l’apparition de la carte d’identité pour les Français, comme pour les étrangers depuis 1917. Dans ce secteur où globalement vivent des gens très modestes, tuberculose, alcoolisme et syphilis font encore des ravages, et la mortalité infantile est le double de celle des quartiers de l’Ouest de la capitale.
C’est dans ce contexte que de nouveaux cinémas poussent comme des champignons, quitte à démolir des immeubles d’habitation. Le mouvement s’accélère au point que le journal Le Peuple (CGT) s’en émeut, en signalant justement le départ, le 15 janvier 1920, des derniers occupants de l’immeuble qui va être remplacé par le Louxor : les locataires sont expulsés, et il s’agit là pour le chroniqueur d’un véritable scandale social. Ce qui montre que le cinéma n’est pas encore reconnu comme la base fondamentale des spectacles populaires des quartiers qui nous intéressent.
À l’ouverture du Louxor, les grands music-halls affichent complet avec leurs revues brillantes, celle de la Gaîté-Rochechouart (au 15 du boulevard) avec le comique Biscot, ou encore Tu peux y aller que l’on donne à La Cigale, en face du cirque Medrano, très fréquenté lui aussi. Au Casino de Paris règnent Mistinguett et Maurice Chevalier. Toutes les revues comportent des orchestres de jazz, une musique qui se répand comme une traînée de poudre, marquant les opérettes moderne comme Dédé, que Chevalier va bientôt créer.
Et puis l’on danse furieusement dans un Paris qui compte alors près de 300 bals : dancings select comme L’Apollo (rue de Clichy) ou le Tabarin, plus populaires comme le Moulin de la Galette et L’Élysée Montmartre. Dans ces salles, le champagne coule à flot et les touristes étrangers (dont beaucoup d’Américains) aiment à se retrouver. Comme le jazz, le tango fait fureur, lancé par l’orchestre argentin de Manuel Pizarro au Garrón, 6 rue Fontaine.
La prostitution est présente dans toutes les salles, dans les rues et les maisons closes – luxueuses côté 9e ou sordides, côté La Chapelle. En face du Louxor, le « 106 » en est l’une des plus fameuses.
Outre les salles de spectacle à la clientèle fortunée, prolifèrent, à l’est de l’axe Magenta-Barbès, des lieux de divertissement plus prolétaires comme, Boulevard Barbès, La Fourmi (La Revue exquise) et le Fantasio, ou le Casino Saint-Martin du faubourg (actuel Splendid). On y brocarde l’actualité (chansons Cache ton piano, pour la taxe sur l’instrument, ou Tous bolchéviques de Maurice Chevalier), on s’y émeut avec la chanson réaliste de Damia ou Fréhel. Et l’on danse : c’est le début du musette, issu de la collaboration des musiciens auvergnats comme Martin Cayla et italiens comme Charles Peguri, tous deux proches du Louxor.
Mais la musique plus « classique » a également droit de cité, d’autant qu’elle est alors éminemment populaire. Le Trianon-Lyrique s’est spécialisé dans l’opérette classique, mais pas uniquement. Le 6 octobre 1921 était programmée La Dame Blanche de Boieldieu (1825). Le compositeur Gustave Charpentier, révéré pour son opéra Louise, a fondé non loin de là l’Œuvre de Mimi Pinson, école de musique gratuite pour les femmes. Son fils Victor fait répéter les nombreux musiciens amateurs de « l’Orchestre » rue des Martyrs. Bientôt il dirigera pour Radiola le premier concert jamais retransmis en France : radio et disques sont de nouveaux divertissements. Aux Concerts Touche (25 boulevard de Strasbourg), un public populaire peut découvrir la musique classique dans une ambiance informelle.
En matière de théâtre, l’offre est tout aussi diverse, avec les pièces horrifiques du fameux Grand Guignol de la rue Chaptal ou plus ambitieuses au Théâtre de Paris ou à l’Œuvre. Au Théâtre Antoine, Gémier propose une pièce espagnole, La Dolorès, avec Mary Marquet et un débutant prometteur, Charles Boyer. En bas du boulevard de Strasbourg, les deux anciens cafés-concerts prestigieux se sont mis au théâtre. À La Scala, on joue Le Fil à la patte, à l’Eldorado Le Crime du bouif où triomphe Tramel (qui devient pour la postérité « Tramel le bouif »). Les Bouffes du Nord sont alors un music-hall aux revues racoleuses, et le vieux théâtre de Montmartre n’est pas encore l’Atelier de Charles Dullin.
Les cinémas sont de plus en plus nombreux, le Louxor est en concurrence directe avec ses voisins, comme le Gaumont Palace place Clichy, le Delta, le Palais-Rochechouart, le Vaudeville, le Barbès, le Myrha-Palace, et en descendant vers la place de la République le Paris-Ciné (actuel Archipel) ou le vaste Tivoli…
Et pourtant, reste le mystère, jusqu’à présent non encore élucidé (1), de la soirée inaugurale de la nouvelle salle du Louxor : quels étaient les invités ? Qu’a-t-on projeté ?
Les programmes sont alors encore rarement annoncés dans la presse. Au Louxor, a-t-on choisi des films nouveaux comme Les Trois Mousquetaires de Henri Diamant Berger ou Le Cheikh de Gorges Melford, une comédie de Max Linder ou de Charlot, un drame comme El Dorado de Marcel L’Herbier ? …
Mais en ce jour où la température était exceptionnellement montée à 36° et où le Sirocco avait déversé sur Paris une impalpable couche de sable, la chaleur populaire imprégnait certainement la salle du Louxor, dont les conditions de l’inauguration restent un beau sujet de recherche encore inabouti.
Jean-Marcel Humbert | ©lesamisdulouxor.fr
Note:
(1) Le programme a depuis la rédaction de cet article été retrouvé. Il comportait : À quatorze millions de lieues de la Terre (du réalisateur danois Holger-Madsen, 1918) – Métempsycose (d’Edward Sloman d’après Le Vagabond des étoiles de Jack London, 1920) – Gaumont-Actualités – Pathé Revue – Pour un corset (Arvid E. Gillstrom) – Lui, sur roulettes (avec Harold Lloyd). [ Source : Bonsoir, journal républicain du soir, n° 977 et 979, 7 et 9 octobre 1921. Ap. site de Paris-Louxor.]