Rencontre au Balzac avec Jean-Jacques Schpoliansky et Virginie Champion-Terreaux
À l’horizon de 2013, le Louxor s’ajoutera à la liste des cinémas parisiens. Certains n’ont pas manqué de s’interroger : les salles indépendantes des grands circuits ont-elles encore un avenir dans une ville où l’offre culturelle est déjà aussi riche ? Nous avons souhaité demander leur avis aux premiers intéressés, les exploitants eux-mêmes, à la lumière de leur expérience personnelle d’acteurs de terrain et de militants d’un cinéma vivant et de qualité. Nous commençons par Jean-Jacques Schpoliansky, qui anime le Balzac depuis 1973. Il nous a reçus en compagnie de Virginie Champion-Terreaux, sa collaboratrice depuis 1994.
Pouvez-vous nous rappeler votre parcours ?
Jean-Jacques Schpoliansky : J’étais « un cancre », d’abord ! Je suis bac-1… À la suite d’un accident survenu justement au moment du bac, j’ai dû garder le lit pendant un an. Ensuite, en 1965, je suis entré comme stagiaire chez UGC et j’ai petit à petit appris ce qu’était l’exploitation, puis la programmation. Car en 1967, j’ai été chargé de la programmation en milieu universitaire. On ne parlait pas encore d’Art et Essai mais j’organisais par exemple des semaines du cinéma brésilien ou des cinémas de l’Est, etc. dans des salles situées sur les campus, comme les cinémas Ariel de Mont-Saint-Aignan ou de Grenoble.
En 1969, la direction d’UGC m’a confié la direction de trois salles à Tours, les Majestic, Palace et Cyrano ; j’avais 25 ans ; j’y suis resté un an. Puis j’ai été « débauché » par un producteur, et pas des moindres, puisqu’il s’agissait de Serge Silberman qui avait besoin d’un assistant. J’ai ainsi participé à la production de deux films, Le charme discret de la bourgeoisie de Buñuel, et La course du lièvre à travers les champs de René Clément, et je m’apprêtais à travailler à un troisième (À nous les petites anglaises).
Mais mon père est décédé en 1973 et je lui ai succédé au cinéma Balzac.
Le Balzac était une entreprise familiale ?
Il a été créé par mon grand-père en 1935. C’était un cinéma de style Art-Déco. Il y avait un hall de 200 m² avec une conque marine, les bureaux de mon grand-père qui faisaient 100 m², et une salle de 630 places.
Avant la guerre, Le Balzac programmait des films américains : Frank Borzage, John Ford, tous les films de Shirley Temple ; en majorité les grands films de la 20th Century Fox. Après la guerre, ce fut le tour du cinéma français. J’ai tous ces films en mémoire : Jour de Fête, Les Vacances de M. Hulot, La Ronde, Casque d’or, Gervaise, À bout de souffle, Les Tontons flingueurs, etc. jusqu’à La piscine de Jacques Deray dont Le Balzac, qui avait déjà cette pratique, avait organisé l’avant-première en présence des acteurs.
Mais il y avait eu des bouleversements dans l’économie du cinéma, que mon père n’avait pas vus venir. En 1971, UGC, au départ une petite société d’économie mixte (État/privé), a été vendue à d’importants exploitants parisiens privés et est devenue une grosse « major ».
Dans le quartier des Champs-Élysées, avec la disparition des indépendants, mon père s’est retrouvé isolé. Lorsque j’ai repris Le Balzac en 73, j’étais donc face à une seule salle et sans films.
Pourquoi « sans films » ?
À partir du moment où les autres indépendants avaient disparu, on ne pouvait plus prétendre avoir le moindre film. Seul, je ne faisais pas le poids face aux grands groupes qui captaient tous les films.Je devais donc poursuivre plusieurs objectifs :
– Arrêter l’hémorragie : ne plus dépendre d’un seul film ! Pour cela, il fallait intervenir sur le cadre. J’ai créé deux salles supplémentaires, à partir du hall et des bureaux de mon grand-père, sans perdre un mm3 du Balzac ! Avec trois salles, je pouvais augmenter le nombre et la rotation des films.
– Ensuite il fallait penser à la programmation : à partir de 1980, je me suis allié à Frédéric Mitterrand qui avait alors les cinémas Olympic. Pendant quatre ans, nous avons assez bien travaillé. Puis, lorsqu’il s’est tourné vers la télévision, la situation s’est dégradée. Je m’en suis sorti, mais avec des dettes supplémentaires, et j’ai alors décidé d’être autonome, tout en continuant à travailler avec le même programmateur, Jean Hernandez.
Le troisième objectif : être plus visible. La programmation était bonne, mais qui le savait ? Sans un sou, je ne pouvais pas engager quelqu’un pour donner une image au Balzac. Je me suis donc engagé moi-même ! Je faisais la gestion et l’image ! Et en 1987, je me suis mis devant l’écran, alors que j’étais quelqu’un de plutôt réservé, et j’ai commencé à parler, à présenter les films… et depuis, je ne me suis jamais arrêté.
Vous n’avez pas cherché à faire de la « communication » au sens classique du terme.
Plaquer un professionnel de la communication n’aurait servi à rien. Ce qu’il fallait, c’était s’adapter au cadre, à la situation locale du Balzac, au terrain tel qu’il est. Je me suis posté et j’ai regardé : qui passait devant le cinéma ? Dans les alentours ? Je me suis intéressé aux commerçants, à la clientèle, à l’évolution du quartier.
Et je me suis dit qu’il fallait donner du relief à cet endroit en offrant autre chose. Je voulais faire les choses qui m’intéressaient : le cinéma, bien sûr, mais aussi la musique à partir de 1993 !
La musique est en effet une composante essentielle de l’identité du Balzac. Comment avez-vous fait ?
Je voulais faire venir des musiciens mais, pour cela, j’avais besoin d’une scène ! Il fallait donc faire des travaux, d’autant que les salles étaient au bout du rouleau par leur équipement. Rien n’avait été fait depuis 1974. En 1992, le financement a été obtenu de la Ville de Paris et les travaux réalisés, même si j’ai dû me bagarrer pied à pied avec le décorateur pour obtenir ce que je voulais ! Enfin j’avais ma scène, et la musique pouvait trouver toute sa place. Comme je n’avais pas un sou, j’ai commencé par inviter des musiciens « de rue » pour jouer tous les samedis soirs avant la séance.
Vous avez, en quelque sorte, renoué avec la tradition des « attractions » dans les programmes d’autrefois ?
C’est cela. Ensuite nous sommes entrés en contact avec le directeur du Conservatoire national supérieur de musique et avons établi un partenariat.
Vous faites participer les élèves du Conservatoire ?
Virginie Champion-Terreaux : Il a fallu au début toute la ténacité de Jean-Jacques pour y parvenir ! Mais depuis douze ans maintenant, le partenariat fonctionne très bien. Les élèves jouent tous les samedis soir. Nous avons un concert d’une vingtaine de minutes en début de séance. Nous varions les musiques : du jazz, du classique, du chant, les formations peuvent aller de un musicien au quintette. Nous sommes connus également pour nos « ciné-concerts » : la projection de grands classiques du cinéma muet avec accompagnement musical. Le pianiste Jean-François Zygel est un partenaire fidèle de nos ciné-concerts. Cette année nous proposons un cycle consacré à Murnau. Nous accueillons aussi régulièrement l’Orchestre National de Jazz, Karol Beffa, le quatuor Prima Vista…
Vous avez d’ailleurs un fort beau piano à demeure …
V. C-T. : Il nous a été confié par le Conservatoire, ce qui permet aux élèves et aux musiciens de jouer sur un instrument de qualité. Au début, nous avions un piano en location, d’abord grâce au soutien d’une chaîne de télévision musicale, jusqu’à ce qu’un contrôleur financier y trouve à redire ! Nous avons donc financé la location, jusqu’à cet accord avec le Conservatoire.
En dehors des ciné-concerts, nous offrons aussi la projection d’opéras filmés qui font salle comble. Nous avons aussi organisé des ciné-concerts « hors-les-murs », par exemple la projection de La Passion de Jeanne d’Arc de Carl Dreyer, accompagné par Samuel Liégeon à l’orgue, à l’église Saint-Pierre de Chaillot.
Comment faites-vous pour rester dans une tradition cinéphilique classique tout en faisant de la prospective vers d’autres publics ? Comment dépasser le schéma du « film suivi d’un débat » ?
J-J. S.: Si j’avais fait un ciné-club, je serais mort. C’était infaisable ici, car je n’ajoutais rien à ce qui se faisait ailleurs et en plus nous n’étions pas au Quartier latin. Il fallait enraciner le Balzac en surprenant, attirer et fidéliser le spectateur en offrant la différence et en le faisant savoir.
V. C-T. : Pour attirer le public, il ne suffit pas de se battre frontalement sur les films que les autres salles ont aussi et que les gens iront voir dans le cinéma le plus proche de chez eux. En revanche, il est plus efficace de les faire venir pour des évènements, des programmes que les autres n’offrent pas. Nos séances ciné-concerts sont souvent les meilleures de la semaine. Depuis 15 ans, les gens le savent, ils viennent parfois de loin. Ils savent que Jean-Jacques est là pour les accueillir, que ce sera différent. Nous sommes par exemple le seul cinéma de quartier à faire régulièrement des ciné-concerts. Du coup il y a un attachement des gens au Balzac. C’est en organisant le plus souvent possible des évènements et des séances uniques et propres au Balzac que nous donnons à nos spectateurs l’envie de revenir souvent pour le reste !
Vous ne passez jamais de films plus grand public ?
J-J. S.: Non, on ne les a pas ; ou alors ce sera par accident. Nous passons des films d’Art et Essai et de recherche et nous prenons des risques à chaque film.
V. C-T.: Nous naviguons entre des films pas forcément toujours très « pointus », mais toujours exigeants, des films Art et Essai avec un petit potentiel public. Nous avons rarement des films très attendus. Mais c’est ainsi que l’on se distingue. Nous avons une règle : nous ne programmons jamais des films qui passent en même temps sur les Champs-Élysées. Par exemple Venus noire et Amore, à l’affiche chez nous cette semaine, ne passent pas dans les salles des Champs-Élysées.
Mais les distributeurs peuvent y trouver leur compte : ils savent que nous savons défendre certains films mieux que ne le feraient d’autres exploitants et nous les gardons plus longtemps. Tout dépend aussi de la stratégie du distributeur qui peut choisir de faire une sortie énorme et d’engranger le maximum de recettes en 15 jours. Alors le Balzac ne l’intéresse pas. Il va préférer les grandes salles des Champs-Élysées, et ensuite débarquer le film rapidement. Mais cela peut nous permettre aussi de le récupérer. Par exemple demain, les deux salles Champs-Élysées qui ont sorti le film vont déprogrammer La Princesse de Montpensier de Bertrand Tavernier et nous allons le reprendre car nous estimons que le film a encore un potentiel.
J-J. S.: Et parfois il y a de bonnes surprises. Certains films sur lesquels les gros circuits n’avaient pas parié ont été d’énormes succès. Vous prenez un film tourné en vidéo, à Cuba, avec des octogénaires… Buena Vista Social Club ; il a tenu 26 semaines ! Ou un film allemand avec des comédiens inconnus : Good Bye Lenin ; ou encore un film sur la Stasi, La vie des autres ; sans parler de ce film italien en deux parties, de trois heures trente chacune : Nos meilleures années. Était-ce facile à défendre ? Le distributeur et le producteur ont eu l’intelligence de ne pas le sortir en pleine saison ; il serait passé inaperçu face à 15 autres films. Il est sorti le 9 juillet, est resté à l’affiche tout l’été, le bouche à oreille a fonctionné et en septembre, les spectateurs faisaient la queue !
Mais l’image que vous êtes parvenus à créer ne vous donne-t-elle pas une marge de manœuvre, un levier, vis-à-vis des distributeurs qui vous connaissent et vous font confiance ?
J-J. S.: Cela a ses limites. En réalité, il faut être vigilant et ne pas cesser de se battre car les deux grands groupes qui tiennent les Champs-Élysées font tout pour se partager la crème. Même avec une salle pleine, il faut sans cesse mettre les résultats en perspective, les analyser.
Qui est votre public : des gens du quartier ? Des cinéphiles ? Des jeunes, des personnes âgées ?
V. C-T.: Un peu de toutes ces catégories, certainement. Le « quartier » est en l’occurrence un périmètre assez large car les Champs-Élysées ne sont pas un endroit où résident des familles mais plutôt un quartier commerçant.
J-J. S.: Ici il faudrait que je précise quelque chose. Je suis épaulé très efficacement depuis 1994 par Virginie. Elle est arrivée en 1994, avec une formation HEC complétée par des études de cinéma et venait de terminer un livre qui fait référence1 sur les salles de cinéma. Elle m’a engagé à mieux connaître la « typologie » du public (un mot qui ne faisait pas partie de mon vocabulaire !). Elle a élaboré un questionnaire que je me suis retrouvé à distribuer aux spectateurs à chaque séance pour qu’ils le remplissent ! En 5 jours, j’avais déjà 1 200 réponses ! Le public était intéressé. C’est elle aussi qui, à partir d’une association des Amis du Balzac, créée en 1993 (qui avait vocation à défendre le Balzac, la mémoire du Balzac, etc.) avec Michel Piccoli, Jacques Deray, Jean-Jacques Beineix, Yves Robert, Michel Deville, Jean Tulard, Eric Rohmer, Pierre-Henri Deleau, Jacques Poitrat, m’a suggéré en 1994 de créer dans le cadre de cette association le Club des amis du Balzac dont les adhérents bénéficient d’un certain nombre d’avantages, des réductions de tarifs notamment. Il compte entre 1 000 et 1 200 membres qui reçoivent chaque trimestre Le Balzac en VO, car nous pensons qu’il faut un bulletin de liaison écrit.
Face à l’attrait d’Internet et au temps que les jeunes (et moins jeunes) y consacrent, que peut faire le cinéma pour se maintenir ? Comment donner aux jeunes le goût du cinéma ?
J-J. S.: Les actions en milieu scolaires existent. Je préside l’Association des cinémas indépendants parisiens qui opère une remise en perspective des jeunes face au cinéma et participe à tous les dispositifs existants. Cela concerne 100 000 élèves par an sur 28 écrans à Paris.
V. C-T.: Il est dommage qu’il y ait encore des réticences à intégrer cela dans l’organisation scolaire et que le cadre législatif soit très contraignant et parfois dissuasif. Mais globalement, cela fonctionne, notamment à Paris, où de nombreuses salles offrent des séances pour les scolaires le matin.
Pour en revenir au Balzac, les programmes « Pochette surprise » à destination du jeune public à partir de 4 ans sont faits en collaboration avec Serge Bromberg. Nous offrons un florilège de petits films muets puisés dans le fonds Lobster, par exemple un Buster Keaton, un Charlot, un Harold Lloyd, Laurel et Hardy, des petits films de Méliès, des dessins animés. L’ensemble dure une heure, une heure et quart. Mireille Beaulieu présente le film aux enfants, traduit et lit les intertitres. L’accompagnement musical peut être le piano, la guitare, ou un autre instrument. Et au début de chaque séance, Jean-Jacques met son tablier d’ouvreuse et distribue des glaces aux enfants car nous avons un partenariat avec Ben&Jerry’s. Cela marche très bien. Les gens viennent de loin, nous avons par exemple fait complet à la séance de novembre (400 spectateurs) !
Trouvez-vous votre public jeune par la médiation scolaire ou directement ?
V. C-T.: Directement, on distribue des tracts à la sortie des spectacles pour enfants, on fait des échanges de partenariats, on établit un fichier jeune public. En fait, il faut aller chercher les spectateurs un par un ! Mais quel que soit le type de soirée, encore faut-il donner aux gens l’envie de s’inscrire. Nous faisons le pari de la qualité.
J-J. S.: Nous ne sommes pas assez nombreux à proposer ce type de programmes face à cette déferlante. Ces séances sont faites pour donner aux jeunes le goût du cinéma, le plaisir d’être ensemble, de regarder ensemble. Je suis persuadé que demain les salles de cinéma vont devenir un endroit essentiel pour les relations humaines !
Il est surprenant de trouver cette infrastructure, tellement bien organisée, qui repose sur deux personnes. Car vous ne vous contentez pas de demander aux gens de s’inscrire, vous allez les chercher, vous obtenez qu’ils le fassent.
V. C-T.: La présence physique est essentielle
J-J. S.: Je suis une « bande annonce » vivante…
V. C-T.: La présence, et une volonté de fer ; si l’on décide quelque chose, on le fait. Avoir un attaché de presse ne serait pas vraiment utile. Pour acquérir vraiment plus de visibilité, il faudrait dépenser dix fois plus, acheter des colonnes Morris, des encarts dans la presse, etc. Nous n’avons pas les moyens et ce serait disproportionné. Pour constituer une liste de diffusion il a fallu se prendre par la main. Nous avons mis dans la salle une urne en demandant à tous les spectateurs d’y glisser leurs noms et leurs coordonnées que je recopiais ! Et nous sommes parvenus à créer notre fichier.
J-J. S : La newsletter est diffusée à 18 000 personnes, Le site reçoit 600 visites par jour. Nous privilégions aussi les actions sur le terrain avec des partenaires ou des organismes. Nous avons des échanges, par exemple, avec la Cinémathèque, ou le théâtre du Rond-Point, tout proche, ou avec l’Athénée. Car au Balzac, nous avons aussi du théâtre avec des artistes invités et aussi la participation de jeunes comédiens du Conservatoire le dimanche après-midi.
Parlons un peu de cette initiative étonnante : le mariage de la gastronomie et du cinéma. D’où est venue cette idée ?
J-J. S.: Après les travaux de 1993, je voulais donner du Balzac une image de convivialité, mettre en valeur le côté familial, la qualité de l’accueil. Il se trouve que j’aime partager la bonne cuisine. Or ma femme, polonaise, est très bonne cuisinière, et j’ai eu l’idée de lui demander de faire des gâteaux que les spectateurs pouvaient déguster dans le hall d’accueil. Pendant trois ans, elle a fait de délicieux gâteaux polonais (au pavot, au fromage blanc). Elle en a fait 1 000 ! Dès la première année, nous avons eu des articles dans la presse, j’ai été invité sur un plateau de télévision pour parler du Balzac… Ensuite, un jeune chef cuisinier qui venait de quitter Saint-Etienne, Pierre Gagnaire, s’est installé dans la rue et nous avons eu l’idée de faire des soirées au Balzac. Certaines ont été mémorables, comme celle de 2000 (au profit des Restos du Cœur) ou celle de 2002 à laquelle ont participé trois chefs (aux fourneaux il y avait Pierre Gagnaire, Olivier Rœllinger (qui avait apporté les Saint-Jacques de Cancale, dans sa voiture) et Michel Bras, de Laguiole et les élèves de l’École hôtelière pour assurer l’accueil et le service, car on sert aux spectateurs leur dîner sur un plateau dans les fauteuils du cinéma. Mais en dehors de ces soirées exceptionnelles, nous organisons aussi des « accueils gourmands » qui se font avec les restaurants du quartier.
Les restaurants du quartier apprécient notre présence. Ils tiennent même compte de nos horaires car les gens vont au restau en sortant des séances ! Tout le monde y trouve son compte. Nous avons aussi des partenaires pour des occasions ponctuelles : par exemple avec un commerçant qui vend du saumon, ou avec une marque de vodka, à l’occasion de la programmation de films russes ; ce qui nous a permis d’offrir un verre aux spectateurs à la sortie. Lors de certaines projections d’opéras nous offrons le champagne Roederer. En fait, on essaie en permanence d’offrir un plus au public.
Cette capacité à prendre des initiatives n’est-elle pas un des atouts (et des plaisirs) du statut d’indépendant ?
V. C-T.: C’est vrai. Nous sommes indépendants et en contrepartie des difficultés évoquées tout à l’heure, nous avons agilité et souplesse. Quand nous prenons une décision, nous pouvons la mettre en œuvre deux heures après. Par exemple, nous avons un partenariat régulier avec le journal La Croix dont les journalistes ont souhaité créer avec nous des ciné-rencontres. Ils nous font régulièrement des propositions en fonction de l’actualité, auxquelles il faut souvent réagir très vite. C’est ainsi que nous allons programmer le 16 décembre, à leur demande, un film sorti très discrètement, La femme aux 5 éléphants. Nous sommes libres d’accepter, à charge de déprogrammer pour une soirée le film prévu par le distributeur (mais nous le dédommageons). Ces soirées avec La Croix sont très bien préparées, avec d’excellents intervenants.
Vous invitez aussi des acteurs et réalisateurs.
J-J. S.: Nous venons de recevoir Jacques Perrin pour son dernier film et avons réuni 350 personnes. Il connaît bien le Balzac, tout comme Polanski pour qui j’ai organisé des soirées. Nous avons nos fidèles. De la même manière, les musiciens qui viennent au Balzac demandent à revenir.
Vous fidélisez non seulement le public mais les intervenants !
V. C-T.: Oui. Les musiciens ne sont pas toujours extraordinairement bien payés mais ils apprécient l’accueil. Ils savent que nous sommes disponibles s’ils veulent venir le matin répéter, ils sont bien reçus, ce qui n’est pas le cas de toutes les salles. Ici on leur sert le champagne ! Ce sera le cas tout à l’heure. Le pianiste Jean-François Zygel accompagne L’Aurore de Murnau et nous allons fêter aujourd’hui son anniversaire.
Vous faites partie de l’association Les excellents cinémas de Paris...
JJS : En toute modestie… Elle regroupe l’Arlequin, le Rex, le Balzac et le Club de l’Etoile2. Nous voulions éviter de créer un ghetto « Art et Essai » pour les spectateurs « Art et Essai » et montrer que des salles d’horizon et de facture aussi différents que le Rex (qui est indépendant mais pas Art et Essai) et le Balzac, pouvaient travailler ensemble. Nous nous sommes réunis et avons eu envie de faire quelque chose ensemble pour notre public.
Qu’attendez-vous de ce petit réseau et que faites-vous ensemble ?
J-J. S.: D’abord, il y a le plaisir de mieux se connaître, de tisser des liens amicaux et de rompre l’isolement de l’exploitant. Nous nous entendons bien et organisons une ou deux opérations originales par an.
V. C-T.: Par exemple, nous proposons des « itinéraires » d’une journée sur des thèmes différents. Les participants commencent au Rex à 10 h avec un petit déjeuner et un film, et ils continuent ainsi de salle en salle. Dans chacune des quatre, ils voient un film mais nous leur offrons aussi autre chose ! Nous partons d’un thème et donnons à ces journées un caractère festif et ludique. Par exemple, nous avons d’abord choisi le thème des couleurs. Prenons le bleu : d’abord, les spectateurs viennent habillés en bleu, ils voient dans chaque salle un film qui a un rapport avec le bleu (au Balzac nous avons ainsi projeté le film géorgien Les Montagnes bleues, nous avons fait venir des musicien de blues (bleu…) et comme c’était l’heure du goûter, Pierre Gagnaire nous avait confectionné des brioches bleues. Le champagne était dans des bouteilles bleues… Pour le blanc, ils ont vu White Christmas avec Bing Crosby et Danny Kaye, la pâtisserie Angelina nous avait confectionné des Mont-Blanc. Après les couleurs, nous avons choisi le thème des pays. La journée russe a eu un succès fou. Cela ne nous rapporte pas un sou mais l’ambiance est exceptionnelle et on passe toujours des bons films !
La numérisation est en train de bouleverser les métiers du cinéma. Quels problèmes cette adaptation pose-t-elle aux exploitants ?
J-J. S.: Des problèmes financiers ! Notre souci n’est pas la première acquisition du matériel pour laquelle les indépendants vont être aidés. Mais après ? Nous sommes inquiets de la fragilité de ce type de matériel, vite obsolète de surcroît. Comme pour les ordinateurs, en quelques années, on change de génération. Ce n’est pas amortissable. Le projecteur classique se répare, en cas de problème, un projectionniste un peu bricoleur pourra souvent trouver une solution. Là il faut un électronicien. Nous risquons d’être démunis face ces nouveaux matériels s’il faut les renouveler fréquemment. Les gros circuits ont des recettes suffisantes (notamment les recettes annexes, produits dérivés, pop-corn etc.) et ils sont sûrs d’amortir leur investissement. Pas nous.
Pensez-vous qu’à l’heure actuelle, il y a encore un avenir pour les salles de cinéma indépendantes à Paris ?
J-J. S.: Absolument ! Absolument ! Mais il faut des équipes motivées et très professionnelles. Pas des amateurs. On ne fait pas du Cinéma Paradiso, avec une image floue et des affiches de travers. C’est un métier ; un métier de conviction, d’envie. Et si l’on a tout cela, on réussit. Quand je suis arrivé, j’étais dans un désert culturel.
V. C-T.: L’environnement ici est très spécifique. Peu de gens y résident à demeure (13 personnes sur les Champs-Élysées). Sans parler en ce moment du loyer de 200 000 € par an.
J-J. S.: Mais actuellement, il faut absolument former les futurs exploitants. D’ailleurs il est heureux que maintenant, la FEMIS propose dans sa formation un module « Exploitation » d’où sortent cinq ou six étudiants par an. Depuis la première année de cette formation à la FEMIS, je reçois les étudiants. Je veux communiquer mon enthousiasme.
Propos recueillis le 23 novembre 2010 par Nicole Foucher et Annie Musitelli
Notes :
1.Virginie Champion, Bertrand Lemoine, Claude Terreaux, Les cinémas de Paris 1945-1995, DAAVP 1995
2. Ancien théâtre à l’italienne, puis cinéma depuis 1923, le Club de l’Etoile est une salle privée depuis 1985. Elle s’ouvre de nouveau, depuis peu, au public autour d’une programmation variée : opéras en direct du Metropolitan de New-York, ballets du Bolchoï en direct de Moscou, soirées spéciales autour de grands cinéastes comme Alfred Hitchcock, mini-concerts avant les projections, parcours gourmands (cinéma et gastronomie), nuits de cinéma, etc.