Conférence du 18 octobre 2011, Mairie du Xe arrondissement
Le sujet de l’orgue disparu du Louxor a déjà été abordé dans un précédent article : « Les orgues Abbey, une histoire de famille ». Nous parlerons ici surtout de l’orgue de cinéma en général, et de celui du Gaumont-Palace en particulier.
Au début de la conférence, Rémi Féraud, maire du Xe arrondissement, vient saluer les organisateurs et le public : il rappelle l’importance de la réhabilitation du Louxor pour les habitants des IXe, Xe et XVIIIe arrondissements, mais aussi pour l’ensemble des Parisiens qui bénéficieront d’un nouveau lieu culturel. Le soutien apporté au projet par plusieurs associations ne peut que favoriser l’intégration du futur cinéma dans le quartier.
Jeannine Christophe, présidente d’Histoire et Vies du 10e, puis Jean-Marcel Humbert, président des Amis du Louxor, remercient le maire et les personnels de la mairie du 10e pour les moyens mis à disposition.
La famille du grand organiste du Gaumont, Tommy Desserre, qui sera longuement évoqué au cours de la soirée, nous avait fait le plaisir de venir assister à cette conférence.
L’invention de l’ « unit organ » ou orgue de cinéma
Julien Girard, organiste, professeur de musique et président de l’AVROC, l’Association pour la Valorisation et le Rayonnement de l’Orgue Christie, rappelle qu’à ses débuts, le cinéma était d’abord une attraction itinérante que le public découvrait dans des installations de fortune, entre la baraque de la femme sans tête et celle de l’homme le plus gros du monde. Si l’on pouvait se satisfaire d’un piano dans les salles modestes des premiers temps du cinéma, la construction de salles dédiées à ce nouvel art imposa le recours à un orchestre (de taille variable en fonction de la salle et de ses moyens) pour accompagner les images muettes projetées sur l’écran mais aussi offrir au public de nombreux intermèdes musicaux. L’orgue, grâce à son volume sonore, allait à son tour intéresser les directeurs des nouvelles salles de spectacles, parfois très vastes.
Le rôle de Robert Hope-Jones
À cette même époque, en Angleterre, puis aux États-Unis, Robert Hope-Jones (1859-1914) expérimente de nombreuses évolutions dans la facture d’orgue classique pour aboutir au « unit orchestra » ou orgue de cinéma. En 1886, il conçoit d’abord pour une église son premier modèle d’orgue à traction électrique. L’électrification de l’orgue fut une avancée décisive puisqu’elle permettait de relier à distance console (face à l’écran, visible du public) et tuyaux (dissimulés derrière des grilles décoratives placées de part et d’autre de l’écran). Installé aux États-Unis à partir de 1903, Hope-Jones fusionne avec Wurlitzer en mai 1910.
Parmi ses inventions notables, citons, pour les connaisseurs, la transmission électropneumatique, le pizzicato, les boites expressives ou encore le diaphone et le tibia.
Le « unit orchestra » est, comme son nom l’indique, un orchestre à lui seul, capable d’en imiter les instruments mais aussi de produire des effets sonores (sifflet de train, bris de vaisselle, galop des chevaux, etc.). Il doit aussi pouvoir, pendant les intermèdes musicaux, s’adapter au style et aux rythmes de la musique légère, airs à la mode, jazz, airs de danse.
Il y eut en France deux types d’orgues de cinéma :
– ceux qui furent conçus comme tels, par les facteurs spécialisés, comme Wurlitzer, ou Christie, (citons le Wurlitzer 2/5 installé en 1926 au Cinéma Madeleine, ou le Wurlitzer du Paramount de 1927, et l’orgue Christie du Gaumont-Palace) ;
– et les orgues fabriqués par des facteurs d’orgues classiques, comme Cavaillé-Coll (par exemple pour le cinéma Olympia, boulevard des Capucines) ou Abbey (Louxor, Impérial à Paris, Odéon à Marseille), que l’on adaptait aux salles selon les besoins. Citons aussi des facteurs comme Aeolian, Louis Debierre, Maille (Bordeaux), Mader (Marseille), Merklin et Kuhn.
Paradoxe, l’orgue de cinéma, dans sa version aboutie, connaît son apogée dans la deuxième moitié des années 20, au moment même où le cinéma sonore prend son essor. Il trouve alors sa place, du moins dans certaines salles, comme attraction supplémentaire, entre les actualités, le cartoon ou autres intermèdes de l’entracte. Pour un temps, du moins, car le cas du Gaumont qui conserva son orgue (et des organistes pour le faire vivre) jusqu’à la fermeture du cinéma est une exception.
Puis Bernard Dargassies, facteur d’orgues et organiste résident de l’orgue du Gaumont-Palace (actuellement installé au Pavillon Baltard à Nogent-sur -Marne), présente les particularités techniques de l’orgue de cinéma et illustre son exposé de nombreuses photos de différents types d’orgues aux fort belles consoles. Elles s’adaptaient parfois au décor de la salle (voir notre article sur l’orgue « à l’égyptienne » du cinéma Pyramid de Sale en Angleterre, NDLR).
L’orgue Christie du Gaumont-Palace
L’intervention d’Eric Cordé, organiste, étudiant, et archiviste de l’AVROC, est consacrée à l’histoire de l’orgue du Gaumont-Palace et aux musiciens qui se sont succédé à la console.
Il retrace brièvement l’histoire du lieu : l’ancien Hippodrome, datant de 1900, est racheté en 1911 par Léon Gaumont. Sans que son architecture extérieure soit modifiée, il devient le cinéma Gaumont-Palace (3500 fauteuils, sans compter la galerie et le promenoir). À son grand orchestre, s’ajoutaient des grandes orgues d’églises (d’abord Cavaillé-Coll, puis Aeolian). Entre 1930 et 1931, la salle est rénovée par l’architecte Henri Belloc, dans le style Art-Déco, pour devenir un immense cinéma de 6000 places.
C’est dans cette nouvelle salle qu’est installé le fameux orgue Christie. Commandé en 1930 à la firme Hill, Norman and Beard de Londres qui commercialise ses orgues de cinéma sous la marque Christie, il est inauguré en décembre 1931 par l’organiste anglais Philip Dore. L’instrument de quatre claviers et un pédalier, avec quinze rangs (plus des jeux percussions et des bruitages), est relativement petit pour cette salle gigantesque. La tuyauterie et la machinerie sont disposées à 25 mètres au dessus de la scène. Installé après l’arrivée du cinéma parlant, il accompagnera encore quelques films muets, mais sera surtout utilisé durant l’entracte pour accompagner des attractions et exécuter, seul ou avec le grand orchestre, des intermèdes musicaux. La console est placée au milieu de la fosse d’orchestre, sur un ascenseur à plusieurs niveaux (niveau des coulisses, niveau orchestre, niveau accompagnement de film muet, et niveau de la scène). Elle était à l’origine en palissandre. Par la suite, sans doute pour lui donner un petit air de music-hall, elle fut peinte en blanc et décorée d’étoiles.
Lors de la restauration du cinéma en 1954, la fosse d’orchestre est supprimée et l’instrument, moins protégé, montrera petit à petit des signes de fatigue, très sensibles à la fin des années 60. Il est alors restauré et modifié en 1969 par Jacques Probst sur les conseils de l’organiste de l’époque, Gilbert Le Roy (modification dans le style des orgues de cinéma Wurlitzer).
Les Organistes
Un nom est à jamais lié à l’orgue du Gaumont-Palace : celui de Tommy Desserre qui succéda en 1932 au premier organiste, M. Jongen.
En 1937, il s’ éloigna du Gaumont pendant une dizaine d’ années. Pendant cette éclipse, Tommy Desserre fut remplacé de 1937 à 1939 par Georges Ghestem, auparavant organiste au Paramount Opéra, puis par Simone Bernard jusqu’en 1948. Il revint en 1948, pour « dépanner pendant 15 jours » et y resta finalement jusqu’à sa retraite en 1962.
Le dernier organiste du Gaumont fut Gilbert Leroy qui y resta de 1962 jusqu’à la fermeture du cinéma en 1972. D’autres organistes de renom assurèrent des remplacements, comme l’organiste Maxence Lajarrige ou l’organiste anglais Robin Richmond qui joua au Gaumont pour une saison en 1968.
La démolition du Gaumont
Mais avec les années 70, la fin est proche. On découpe sans état d’âme les grandes salles pour les remplacer par des multiplexes. La démolition du Gaumont est programmée et l’instrument voué à disparaître avec le cinéma. Il est sauvé de la destruction grâce à Alain Villain (voir ci-dessous).
Déplacé à Nogent-sur- Marne dans le pavillon Baltard, il est remonté par Bernard Dargassies. De 1979 à 2004, l’orgue Christie fut régulièrement utilisé, notamment pour l’animation de galas et d’événements divers. Quelques concerts de grands organistes de cinéma étrangers ont aussi marqué les mémoires (Dennis James, Robin Richmond qui remplira entièrement le Pavillon Baltard et dont le concert sera retransmis à la télévision, John Mann en 1987 et 1988), mais aussi des organistes classiques comme Gaston Litaize ou Marie-Madeleine Duruflé.
Malheureusement depuis le changement de direction et d’orientation du Pavillon Baltard en 2004, l’instrument est totalement délaissé, n’est plus entretenu et se dégrade petit à petit.
Le sauvetage de l’orgue du Gaumont-Palace en 1972
Alain Villain nous présente ensuite l’aventure du sauvetage de l’orgue de cinéma du Gaumont-Palace.
C’est l’annonce, en décembre 1970, de la destruction prochaine du Gaumont-Palace, qui pour Alain Villain, cinéaste et éditeur de disques (éditions Stil), a tout déclenché : il était bien sûr comme nous tous amoureux de cette salle mythique de 6 000 places qu’il connut enfant. Auteur de plusieurs films et enregistrements d’orgues d’église, il manifeste naturellement un intérêt tout particulier pour l’orgue de cinéma Christie qui, dès son installation fin 1931, avait constitué une véritable attraction pour le public de la salle du Gaumont-Palace. Il envisage même son sauvetage. Cette opération commence par l’enregistrement historique de l’organiste de cinéma Tommy Desserre qu’il réalise dans la nuit du 26 mars 1971, après la dernière séance : Avec Tommy Desserre, trente ans d’orgue au Gaumont-Palace (Grand Prix du Disque de l’Académie du Disque français en 1972).
Puis, Alain Villain demande à Tommy Desserre de revenir un dimanche matin pour réaliser « quelques prises de vue ». En fait, il voulait le filmer. Après un sursaut de recul, l’organiste se prête finalement au jeu : ce musicien exemplaire réalise soudain, en son for intérieur, que c’est « sa dernière séance ». C’est effectivement la dernière fois qu’il gravit les marches de l’escalier de service qui va du sous-sol où se retrouve reléguée la console de l’orgue du Gaumont-Palace jusqu’à la sortie en rez-de-chaussée. Le film qui en résulte est un court-métrage intitulé Un quart d’heure d’entracte tourné en 1972. Le 4 mai 1973 la Société Gaumont décide de le présenter en complément de programme, mais la somme qu’Alain Villain reçoit en avance sur recettes est loin de couvrir les frais du tournage du film et du démontage de l’orgue qui va suivre.
Faute d’avoir trouvé un appui auprès de l’Association pour la Sauvegarde de l’orgue ancien, l’orgue est démonté avec l’accord tacite de la Société Nouvelle des Établissements Gaumont, sous la seule responsabilité d’Alain Villain, par ses soins et à ses frais. Il est déménagé et entreposé provisoirement en mai 1972 au Service des Archives du Film à Bois d’Arcy. Commence alors, pour Alain Villain, la longue quête d’un lieu d’accueil, où l’orgue puisse revivre : le ministre de la culture, alerté, ne réagit pas ; des émissions de télévision alertent l’opinion, sans suite ; Jean-Louis Barrault ne trouve pas la solution technique pour l’accueillir. En 1973, lors du Festival de Cannes, le film est projeté à la Quinzaine des Réalisateurs devant de nombreux critiques de cinéma dont Jean-Louis Bory. Force est de constater, en la regrettant, l’inertie de toute la profession.
Face aux risques de dégradation de l’instrument démonté, Alain Villain propose alors à la Gaumont d’en avoir la responsabilité juridique. Le 17 mai 1974, la Gaumont lui cède en toute propriété l’instrument pour 1 franc symbolique, « sous réserve qu’une plaque rappelle l’origine de l’instrument et précise ses dates de début et de fin de fonctionnement, 1935 [sic]-1972 » ; que cette origine soit précisée lors de tout enregistrement et concert, et que figure l’indication : « Conservé par Alain Villain et Jacques Probst avec le concours du Service des Archives du Film du Centre national de la Cinématographie ».
Faute d’avoir trouvé auprès du Ministère de la Culture et des gens de cinéma un soutien actif, Alain Villain décide d’organiser la vente aux enchères de l’instrument, qui a lieu le 7 avril 1976 dans l’ancienne Gare d’Orsay à Drouot Rive-Gauche, par le ministère de maître René Boisgirard. Le jour même, l’État décide de mettre l’orgue « en instance de classement parmi les monuments historiques », ce qui rend son exportation impossible. Cette décision a pour conséquence immédiate de décourager les acquéreurs anglo-saxons les plus intéressés. C’est donc le député maire de Nogent-sur-Marne, Roland Nungesser, qui l’acquiert pour la somme de 200 000 F. Depuis, l’orgue a été remonté sous les halles Baltard à Nogent-sur-Marne. Et là, c’est une autre histoire et il y aurait beaucoup à dire… L’arrêté de classement est publié le 28 mars 1977.
Suit la projection du film d’Alain Villain, Un quart d’heure d’entracte, accueilli très chaleureusement par tout l’auditoire. Des images d’archives montrant les files d’attente à l’entrée du cinéma ou encore l’impressionnante salle de 6 000 places pleine à craquer, les attractions de l’entracte (jongleurs, acrobates, danseuses en costume pailleté), nous replongent dans l’âge d’or du cinéma populaire. L’immense intérêt de ce film émouvant est aussi de pouvoir écouter le grand musicien que fut Tommy Desserre évoquer avec humour et modestie sa longue carrière. Et enfin de l’entendre, pour la dernière fois à la console de cet instrument, jouer des musiques qui font désormais partie de la mémoire du cinéma et de la chanson populaire, comme la belle Complainte de la Butte.
Le film est suivi de la projection d’une actualité Gaumont sur la vente aux enchères de l’orgue.
Quel avenir pour l’orgue de cinéma ?
À la fin de la conférence, certains spectateurs engagent la discussion avec les différents intervenants. Comment ne pas rester sur cette note de nostalgie ? Que faire pour que l’orgue du Gaumont trouve sa place dans un lieu approprié ? Dans les pays anglo-saxons (Etats-Unis, Grande-Bretagne, Australie), les amateurs d’orgue de cinéma sont nombreux. De multiples associations et des particuliers se sont mobilisés pour sauver les instruments menacés, pour les restaurer. Des concerts sont organisés, des enregistrements effectués, d’anciens enregistrements remasterisés. En France aussi, ces passionnés existent (nos amis de l’AVROC en témoignent) mais ils ont du mal à faire entendre leur voix. Ils sont pourtant persuadés qu’il y a un public pour ce type de concert.
Hélas, il ne reste en France quasiment plus d’orgues de cinéma. Selon des organistes comme Jean-Philippe Le Trevou, que nous remercions de sa présence à la conférence, les orgues numériques permettent d’installer facilement un instrument dans une salle de spectacles (ou autre lieu) pour des utilisations ponctuelles. Au dire de ce musicien qui donne régulièrement des concerts d’orgue de cinéma avec un instrument numérique, cette technique, développée en 1971 par Allen Organ Company et reprise par d’autres facteurs, restitue d’une manière parfaite le son de l’orgue à tuyaux.
Alors, à quand un concert d’orgue de cinéma dans le nouveau Louxor ?–
Annie Musitelli et Jean-Marcel Humbert© Les Amis du Louxor–
Pour avoir plus d’informations sur l’orgue de cinéma :
– Jean-Jacques Meusy, « Lorsque l’orgue s’invita au cinéma », revue 1895, n°38, 2002.
– Numéro spécial de la revue L’Orgue n° 270 (2005/II) : préface de Bernard Dargassies, article de Jean-Jacques Meusy, « L’orgue de l’Antéchrist. Premier bilan de l’orgue de cinéma en France ».
– Quelques sites spécialisés :
The Cinema Organ Society (Grande-Bretagne)
American Theatre Organ Society (Etats-Unis)
The Lancastrian Theatre Organ Trust (Grande-Bretagne)