Nous rappelions naguère sur notre site la destinée de cet autre cinéma du quartier, le Barbès Palace, transformé – avec un décor intérieur miraculeusement préservé – en magasin de chaussures. En 1939, il n’est déjà plus qualifié de « Palace », mais la découverte d’un programme nous permet aujourd’hui d’évoquer un autre épisode de son histoire.
C’est en effet une séance très spéciale que, le 5 mars 1939, connut le Barbès : la matinée avait été réservée par Burnous, Association des Anciens Spahis, et la recette était destinée à ses œuvres.
L’histoire des spahis est liée à celle des territoires colonisés par la France depuis le XIXe siècle. L’association Le Burnous existe toujours. Selon son site, auquel je renvoie pour plus de précisions :
« Le 9 mars 1831, une loi autorise les généraux commandant les pays occupés par les armées françaises hors du territoire national à former des corps militaires composés d’indigènes et d’étrangers. C’est la première consécration légale des tirailleurs, des spahis et de la Légion. En application de cette loi, des escadrons de spahis réguliers sont formés, au cours des années suivantes, dans les provinces d’Alger, de Bône et d’Oran.
Ce sont les corps de spahis réguliers qui sont fondus dans le corps unique de cavalerie indigène (Spahis) créé par ordonnance royale du 7 décembre 1841. […] À partir de 1962, comme toutes les unités de l’armée d’Afrique, les régiments de spahis furent dissous ou transformés quant à eux en hussards, chasseurs et autres dragons.
Seul le 1er Régiment de spahis conserva une place dans l’ordre de bataille de l’armée française Il tint, une vingtaine d’années, garnison à Spire en Allemagne avant de venir, en 1984, installer ses quartiers à Valence où il est toujours. »
La séance du 5 mars 1939
En dépit de la composition originale du public, la structure de cette séance est conforme aux habitudes de l’époque, et se succèdent actualités, film et documentaires. Néanmoins, si les œuvres présentées appartiennent à l’actualité cinématographique récente, leur thématique est aussi en rapport avec les intérêts de ces spectateurs particuliers :
Les Actualités (Voyage du Président Daladier en Afrique du Nord, visible sur le site de l’INA) ne peuvent qu’intéresser d’anciens soldats dont les régiments étaient stationnés entre autres en Algérie, en Tunisie et au Maroc. C’est en effet du 3 au 6 janvier 1939 que le président du conseil Edouard Daladier avait fait un voyage en Afrique du Nord, « en réponse aux provocations de Mussolini » (Élisabeth du Réau, Édouard Daladier, 1884-1970, Fayard, 1993).
Le film Gibraltar (titre original It Happened in Gibraltar), est un long-métrage de Fédor Ozep, sur un scénario d’Eric von Stroheim, Jacques Companéez et Hans Jacoby. Il était sorti en France le 30 novembre 1938, trois mois plus tôt. L’intrigue (résumée sur le site Unifrance) se déroule dans un Gibraltar très contemporain et réunit aventures et romanesque. En 1938, à Gibraltar, afin d’infiltrer des terroristes qui sabotent les transports de troupe vers la Palestine, un officier anglais se fait passer pour un traître aux yeux de tous y compris de sa fiancée. Il devient l’amant de Mercédès, danseuse d’un cabaret mal famé de Tanger. Ayant découvert son jeu, Mercédès qui en réalité espionne pour le compte du mystérieux Marson, se sacrifie par amour pour lui… Les rôles principaux sont interprétés par Eric von Stroheim (qui joue Marson), Viviane Romance et Robert Jackson.
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Ce film était suivi de deux documentaires au caractère un peu différent. Si le Documentaire sur l’Afrique du nord est sans doute destiné lui aussi à faire écho aux souvenirs des spectateurs, Atlantique-Sud évoque Mermoz et l’aviation. Réalisé en 1936 par Félix Forestier « avec le concours de la compagnie aérienne Air France et de ses pilotes », ce documentaire retrace les péripéties de l’Aéropostale avec la création de la ligne aérienne « Le Mermoz » Paris-Buenos Aires qui doit franchir la Cordillère des Andes, ainsi que l’aventure vécue par les pionniers de cette épopée aérienne. On y découvre la vie à bord de l’avion, les difficultés que rencontrent les pilotes, etc… Antoine de Saint-Exupéry collabora à ce film à l’occasion de la centième traversée de l’Atlantique Sud le 21 juillet 1936, pour la société de production Gaumont.
Les réclames
Habitants du quartier Barbès, ce ne sont pas seulement les œuvres projetées qui peuvent nous intéresser dans ce programme, où, comme toujours, les publicités, ou les réclames, comme on disait alors, sont nombreuses. Certaines d’entre elles s’adressent directement à ces spectateurs inhabituels, soit pour leur annoncer des réductions :
Soit pour indiquer que les responsables, directeur de dispensaire ou patron de restaurant, sont eux-mêmes membres de « Burnous » :
Le temps des commerces de proximité
Bien que certaines de ces publicités concernent d’autres arrondissements, limitrophes ou plus lointains, la plupart d’entre elles dessinent une topographie commerçante et artisanale du quartier Barbès-Château-Rouge avant l’entrée en guerre :
– Boulevard Barbès : au 44, Renée Claude, Couture, robes, manteaux, tailleurs, au 46 : P. Vialard, Café du Château Rouge, consommations de premier choix, au 48 : Chez E. Vidy, Beurres, œufs, fromages (lait contrôlé par le label syndical)
– Rue Dejean, au 4 : Caves du Château Rouge, maison de confiance, au 5 : La Maison BOUET, Triperie, spécialité de volailles et gibier, et au 7 : Chez Charles, graineterie du Château-Rouge
– Angle rue Dejean-rue des Poissonniers, Au Cochon d’or, charcuterie, comestibles
– 53 Rue Polonceau : Gressins et biscottes Jolivet
– Rue Stephenson : au 27 Imprimerie artisanale Charles Bernard, et au 57 : Alricq & Cie, Les Anthracites et charbons
– Rue Poulet , au 17 : Lino-Barbès, E. Bessière, au 27 : Boucherie normande F. Perruchon, au 28 : La Maison H. Boivin, charcuterie, comestibles, au 30 : Célestin Vandorpe, La maison du poulet. Volailles, gibiers, agneaux pré-salés, au 31, Le Maître artisan C. X. Jouhaud, Papiers peints, au 35 : ROZA-ROZ, Lingerie de luxe, Chemiserie d’hommes
– 62 Rue Doudeauville : Ernest Martinet, Maçonnerie & travaux publics
– Rue de Clignancourt, au 1 : Robert, Le roi de la tripe, le Normand de Montmartre, au 8 : Poissonnerie Jean Peron
– 15-17 Rue Pierre Picard : Aux 100 000 dentelles, spécialité de crêpes de Chine, toile de soie, draperies, ameublement
– Angle de la rue Myrha et de la rue des Poissonniers : Pharmacie centrale de Montmartre
– 4 Rue Custine : La Coiffure (Indéfrisables 40 fr tout compris)
J’ai connu encore dans mon enfance la Maison Alricq, les Caves du Château-Rouge, la graineterie, la boutique de lingerie de la rue Poulet, qui avait changé de nom, la charcuterie « Au Cochon d’or » :
La plupart de ces boutiques ont aujourd’hui disparu, à l’exception de la pharmacie, qui occupe toujours le même angle de rue. Quant au Cochon d’or, s’il n’est plus une charcuterie, il a conservé son enseigne :
Ce programme, bien moins élégant que celui que nous vous avions naguère présenté, n’en est donc pas moins, dans sa sobriété même, intéressant sur cette période qui précède de très peu l’entrée en guerre de la France. Le 15 mars, quelques jours après notre séance, Hitler envahit la Tchécoslovaquie et, le 1er septembre, c’est la mobilisation, suivie le 3 par la déclaration de guerre de la France, du Royaume-Uni, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande à l’Allemagne. Le général Lanoix, qui présidait la matinée au Barbès, sera en 1940 commandant militaire de Paris, devenu ville ouverte :
« La tâche d’effectuer les dernières destructions et de recevoir les Allemands lui incombe : il faut assurer la continuité de la vie de la capitale […] Il fait procéder aux dernières destructions : émetteurs de radio, armements intransportables […] Le poste récepteur de la préfecture de police de Paris capte un message invitant le gouverneur de Paris à envoyer des plénipotentiaires. Le général Lanoix s’abstient d’y répondre. Il n’a pas à parlementer avec l’ennemi : Paris a été déclaré ville ouverte, il n’a pas à traiter d’une reddition : il doit seulement maintenir l’ordre jusqu’à l’arrivée de l’ennemi ». (Jacques Sapir, Franck Stora et Loïc Mahé (Éds.) 1940. Et si a France avait continué la guerre. Essai d’alternative historique, Paris, Tallandier, 2010)
Les spahis vont se distinguer pendant la guerre. J’en donnerai un seul exemple : Paul Jourdier, qui commande le 1er Escadron du 1er Régiment de Spahis marocains (1er RSM), apprend, le 24 juin 1940, l’armistice. Sans même avoir entendu l’appel du général de Gaulle, il refuse la défaite et :
« décide de continuer le combat. Le 30 juin il entre en action. Tirant bénéfice d’une mission au Liban, il fait rallier massivement son Régiment aux thèses de la France Libre. Bien entendu, il avait laissé le choix à ses hommes : accepter la défaite ou poursuivre la guerre. Le 2 juillet, l’ensemble de son Escadron rejoint les Français Libres. Cet Escadron prend part à la Campagne d’Erythrée, à cheval. Nommé Commandant, Paul JOURDIER reçoit la Croix de la Libération le 1er février 1941 ». (Site « Mémoire vive de la Résistance »)
De l’activité commerciale d’un quartier à la guerre, et à la Résistance, nous voici apparemment bien loin du cinéma… Et pourtant… ce programme ne confirme-t-il pas le rapport étroit du cinéma à la grande histoire ?
Nicole Jacques-Lefèvre © Les Amis du Louxor