Avant le Louxor II : du Clos Saint-Charles à la parcelle actuelle

Du Clos Saint-Charles au Louxor : les dévolutions successives de la parcelle du 170 boulevard de Magenta

Depuis la Révolution française jusqu’à l’achat par un certain Henri Silberberg d’un terrain sur lequel s’élevait un immeuble haussmannien qu’il va détruire pour construire son cinéma pharaonique, la parcelle est occupée par différents propriétaires.

Curieusement, elle recèle en miniature une part de l’histoire d’un quartier qui a vu son paysage se transformer radicalement durant toutes ces années – lieu champêtre devenu en quelques décennies l’un des quartiers les plus densément peuplés et urbanisés de la capitale. Nous allons tenter de restituer ces modifications successives en évoquant les événements fonciers de proximité avec lesquels ce bout de territoire aux limites de la ville entre en résonance.

En haut : extrait du plan de Girard, 1820, en bas extrait du Nouveau Paris monumental, Garnier frères, 1892. Pendant cette période, les bâtiments publics et les monuments qui structurent le quartier sortent de terre. (Source: gallica.fr)

Avant la Révolution, la parcelle se situe dans une dépendance de l’enclos Saint-Lazare.

Mais commençons par le commencement et transportons-nous avant la Révolution française sur le plus vaste domaine privé de la capitale, la maison et l’enclos Saint-Lazare dont notre parcelle ne sera qu’une minuscule partie : elle appartient à une dépendance attenante à l’enclos principal, le clos Saint-Charles (1). L’enclos Saint-Lazare abritait l’une des plus célèbres léproseries du royaume gérée par les Hospitaliers Saint-Lazare dont on parle pour la première fois dans un texte de 1122. Le clos Saint-Charles où, des siècles plus tard, sera édifié le Louxor s’en détachait à la limite nord-est, sur le chemin de Paris à Saint-Denis.

Détail du plan de Paris de Jouvin de Rochefort, 1672. Au sud, l’enclos et le couvent Saint-Lazare ; au nord, l’enclos et le séminaire Saint-Charles. (Source: gallica.fr)

Les lépreux, des « bourgeois de Paris », refoulés et parqués aux marges de la ville, appartenaient à toutes les catégories sociales. Ils faisaient vœu d’obéissance et, à leur décès, tous leurs biens revenaient à la léproserie. Le titre de Maison royale qui lui est attaché marquait la bienveillance des souverains à son égard, un droit de foire lui sera même accordé, à l’origine de la foire Saint-Laurent.

La diminution des cas de lèpre va entraîner le départ des Hospitaliers dans la première moitié du XVIe siècle et la maladrerie devient alors un prieuré. En 1632, la maison mère de la congrégation de la Mission, fondée par Vincent de Paul, y est transférée. En 1644, il fait construire une grande maison, le séminaire Saint-Charles, d’où le clos tire son nom, qui deviendra plus tard une résidence occupée par des prêtres convalescents et des prélats à la retraite. Le séminaire apparaît tout en haut du plan de Jean de La Caille, le long du chemin de Saint-Denis.

1714, quartier Saint Denis, plan Jean de la Caille (Source : Gallica.fr)

La congrégation se destine à la formation des prêtres pour leurs nombreuses missions évangélisatrices dans les campagnes françaises et à l’étranger. Tunis, Alger, Constantinople, Pékin et les îles de France et de Bourbon sont leurs destinations, pour n’en citer que quelques-unes. Les Lazaristes, nom donné aux frères et aux prêtres de la congrégation, construisent plusieurs bâtiments pour l’accueil des pauvres et le soin aux malades. Couvent, hôpital et asile d’aliénés, la maison sert aussi de prison pour les prêtres ayant fauté et pour les jeunes débauchés de bonnes familles envoyés-là par lettre de cachet (2). Caron de Beaumarchais y fut emprisonné pendant six jours sur un ordre griffonné par Louis XVI sur le sept de pique d’un jeu de cartes. On ne sait pas s’il reçut la traditionnelle fessée.
 

Fustigation de Beaumarchais à la prison de Saint-Lazare (Gallica.fr)

Au début du XVIIIe siècle, de 1719 à 1727, les pères de la Mission font construire un ensemble de beaux immeubles locatifs en pierres de taille en bordure du faubourg. Puis, entre 1770 et 1779, ils limitent leur enclos en vendant un vaste terrain de huit hectares à Claude Martin Goupy, un architecte-constructeur qui va le lotir en spéculateur avisé.
La maison Saint-Lazare couvre encore en 1789 un immense terrain de plus de 52 hectares. Il comprend tout l’espace compris de nos jours du côté des numéros impairs de la rue du faubourg Saint-Denis, depuis la rue de Paradis jusqu’au boulevard de la Chapelle. La clôture du couvent longeait ce boulevard jusqu’au débouché de la rue du faubourg Poissonnière qu’elle bordait du côté des numéros pairs, jusqu’à la caserne des Gardes Françaises. Il était, dit-on, le plus vaste jardin de Paris. Ce terrain, vierge de construction, à l’intérieur de l’enceinte des fermiers généraux, va bientôt devenir un lieu de convoitise.
Pillé et saccagé dans la nuit du 12 au 13 juillet 1789, un jour avant la prise de la Bastille, puis mis à la disposition de la Nation par décret le 2 novembre suivant,  Saint-Lazare est supprimé comme toutes les congrégations le 18 août 1792. Le gouvernement décide alors de transformer les bâtiments conventuels en lieu de détention. 

Le domaine, devenu bien national, est loué puis découpé pour être vendu.

Le domaine est composé de différents corps de logis, une ferme et ses bâtiments – bergerie, écurie, porcherie, poulailler, pigeonnier et leurs greniers à fourrage – un moulin à vent et un four à plâtre, et sur le coteau exposé au sud, des jardins plantés de pommiers nains, de tilleuls et de marronniers, ainsi que des potagers et des vergers, des arpents de terre labourable et de luzerne, arrosés par un réservoir recevant les eaux du pré Saint-Gervais par un aqueduc souterrain. Une très belle avenue bordée de 299 pieds d’ormes traverse dans sa longueur le grand clos entre les deux faubourgs, planté de 2099 pieds d’arbres fruitiers, de 88 pommiers sur une seule ligne et de 17 noyers. Cet ensemble va être loué en un seul lot, le 1er janvier 1793, au citoyen Hubert Vallée, âgé d’une trentaine d’année, moyennant 24 000 livres de loyer par an (3).
La vente de ces biens s’imposa bientôt à la nation, elle devait permettre de résoudre la crise financière, les caisses du Trésor étant vides et la dette publique imposante. En principe le décret de nationalisation des biens du clergé aurait dû servir au soulagement des pauvres, mais les besoins de l’État étaient tels qu’on oublia l’engagement pris d’accroître le nombre de vrais citoyens en multipliant celui des propriétaires. La maison conventuelle, devenue prison Saint-Lazare en 1792, puis transformée en prison pour femmes et filles publiques par la loi du 14 décembre 1794, ne fit pas partie de la vente.

Les premiers acquéreurs se présentent.

1795 : Un lot composé d’une maison et de deux arpents est vendu le 11 brumaire an IV (2 novembre 1795) suivant un procès-verbal dressé au bureau du domaine national du département de la Seine. L’adjudication a été faite moyennant la somme de 49 500 francs. François Grégoire et son épouse, les nouveaux propriétaires, habitent la rue des Fossés-Montmartre et tiennent un hôtel garni (4).
1796 : Un an plus tard, le 22 messidor an IV (10 juillet 1796), un lot important composé du grand clos, de la ferme et de ses dépendances, est acheté au domaine national par le citoyen Marie-Joseph Boisseau-Deschouarts pour une somme de 300 300 francs. Il le partage en indivision avec Alexandre Philippe Cretot. Deschouarts est négociant, ancien inspecteur général des vivres et chef de bataillon de la garde sédentaire du deuxième arrondissement de Paris, il demeure au 553 rue Neuve des Petits-Champs à Paris. Cretot, un imprimeur de la place Vendôme, éditeur, journaliste et propriétaire du journal Le Postillon des armées qui paraît du 1er mai 1793 au 4 septembre 1797, a échappé à la déportation durant la Terreur de l’an II mais sera de nouveau arrêté à la suite du coup d’État du 4 septembre 1797 et déporté en Guyane où il mourra (5).

Des nourrisseurs de bestiaux et de petits entrepreneurs deviennent propriétaires.

Mais il est temps de retrouver notre parcelle du Louxor sur le clos Saint-Charles entre l’aqueduc de ceinture des eaux de l’Ourcq voulu par Napoléon 1er et le chemin de ronde et à l’extrême opposé du grand séminaire.
1802 : Boisseau-Deschouarts vend ses terrains à un nommé Charpentier, à l’exception du Clos Saint Charles. Charpentier est un général de brigade de 33 ans qui a obtenu son titre sous les murs de Vérone, lors de la campagne d’Italie de 1799. Il demeure alors dans son quartier général à Milan, sous les ordres de Murat, le beau-frère de Napoléon Bonaparte et a chargé un notaire de Soissons, sa ville natale, de le représenter, lors d’une transaction qui se monnaye au prix de 68 000 francs (6). Charpentier s’est acquitté de la somme qui restait due par Deschouarts au gouvernement. Par la suite, au terme d’un jugement rendu à l’audience des criées du département de la Seine, le 29 juillet 1807, Charpentier parviendra à acquérir également les parts de la succession Cretot.
1805 : Le 19 thermidor An XIII (7 août 1805), la veuve de l’imprimeur Cretot et son fils unique vendent plus de sept hectares à Dubois et Gontier, des nourrisseurs de bestiaux ayant épousé deux sœurs, Marie-Madeleine et Adélaïde, les filles d’un certain Leclancher, lui-même nourrisseur. Les beaux-frères se partagent à égalité cette partie du clos pour un coût de 180 000 francs chacun. Ils habitent le voisinage, la rue de la Chapelle pour le premier et la rue du faubourg Poissonnière pour le second. Cette activité est souvent une affaire de couple et parfois de famille. En achetant cette partie du clos, ils sont peut-être à la recherche de pâture et d’un terrain pour une étable, plus respectueuse des normes de salubrité publique imposées désormais à ces établissements classés. Malgré une ordonnance de police de 1822 qui prétend interdire l’installation des vacheries à l’intérieur des barrières, on relève pourtant leur présence et tout particulièrement, comme c’est le cas ici, aux portes de la capitale, à l’intérieur de l’enceinte fiscale, afin de commercialiser le précieux lait nécessaire à des Parisiens de plus en plus nombreux.
1822 : Le 7 février 1822, la veuve Grégoire, Rosalie Barray, et son fils unique, Jean Pascal, agent d’affaires, vendent le lot qu’ils avaient acquis en 1795, comprenant une maison sur un terrain cultivé et clos de murs à un entrepreneur de jardins et terrasse, Thuillot, en indivision avec son beau-fils, un entrepreneur de menuiserie, pour la somme de 100 000 francs. Ils habitent eux aussi le voisinage. Rosalie tient toujours l’hôtel garni dont elle a hérité à la mort de son mari (7).

Le général Charpentier commence à vendre une partie de ses biens.

  – En 1818, la Ville de Paris a acheté une partie du clos Saint-Lazare au général Charpentier –  devenu comte d’empire par la grâce de l’empereur – en vue de construire un hôpital moderne (voir l’article La naissance d’un quartier.). Mais continuons à suivre la trace des propriétaires successifs de la parcelle du Louxor, qui achètent et revendent des terrains dans un contexte d’intense spéculation autour de la création d’un quartier neuf sur ces vastes terrains encore déserts.

Les nouveaux acquéreurs
Les banquiers André et Cottier acquièrent un ensemble de terrains sur les anciennes propriétés des lazaristes, qui totalise 27 minutes notariales, et parmi elles, deux acquisitions importantes au général Charpentier : un terrain de 15 hectares environ en 1821 pour la somme de 326 959 francs et un an plus tard, un terrain de 14 hectares environ pour la somme 161 313,75 francs.

Les vastes acquisitions de la maison André et Cottier. Le triangle que forme la parcelle du Louxor est visible en haut à gauche. (Plan parcellaire de la rive droite de Paris 1830-1850, archives de la Ville de Paris)

Un sujet anglais s’intéresse à la parcelle.
En 1824, on voit apparaître sur notre future parcelle du Louxor un sujet anglais, Henry Bonar. Il demeure ordinairement à Londres mais au moment de l’achat, il est domicilié Place Vendôme. Il va acheter les 71 744 m2 du Clos Saint-Charles aux deux beaux-frères nourrisseurs de bestiaux et à leurs descendants pour 180 000 francs chacun ainsi que le terrain des petits entrepreneurs pour 100 000 francs (8). Bonar ne s’arrête pas là et continue d’acheter des terrains à proximité qui restent en l’état pendant plusieurs années. On ne sait pas très bien ce qui le pousse à acheter dans cet endroit de Paris où les spéculateurs imaginent réaliser des affaires. On ne sait pas s’il est en relation avec les banquiers de la société du « Nouveau quartier Poissonnière » qui vient de se former.
Lors de la liquidation de ses biens réalisée en 1855, on en apprend un peu plus sur cet écuyer du roi d’Angleterre, et notamment le lieu et la date de son décès, le 26 juin 1850 dans le comté de Worcester en Angleterre, à Great Malvern précisément. Il habitait de son vivant à Clifton près de Bristol, dans le comté de Gloucester et résidait aussi à Londres dans le quartier d’affaires d’Austin Friars au n° 7. Bonar a séjourné à Paris à différentes époques et dans des lieux différents : place Vendôme en 1824, impasse Saint-Dominique d’Enfer (aujourd’hui impasse Royer-Collard) en 1831, rue du chemin de Versailles en 1836, et rue d’Astorg en 1866. Il n’a pas eu d’enfants et un testament rédigé quelques temps avant sa mort fait de ses neveux ses futurs héritiers.

James de Rothschild rachète la parcelle juste avant de devenir directeur de la compagnie du Nord.

L’année 1845 est particulièrement agitée et riche en opérations foncières. C’est en mai de cette année que le baron James Mayer de Rothschild, alors âgé de 53 ans, acquiert de Henry Bonar le vaste terrain appelé le clos Saint-Charles qui inclut la parcelle du Louxor. Il a débarqué à Paris à l’âge de 20 ans et, en tant que bourgeois de la ville de Francfort, il est nommé consul général d’Autriche à Paris en 1823 par Metternich. Il demeure à Paris en son hôtel particulier du n° 11 rue Laffitte. La contenance du terrain est d’environ 65 337,64 m2, le prix se monte à 1 500 000 francs. Il semble que ce soit sa première opération immobilière d’envergure dans la zone (9). Quelques mois seulement après avoir acheté les terrains à Bonar, le baron obtient la concession du chemin de fer du Nord. Le baron James a aidé les gouvernements de la Restauration et de la Monarchie de juillet, il gère à cette époque la fortune personnelle du roi Louis-Philippe. Il est alors avec ce dernier l’un des hommes les plus riches de France.

La parcelle se transforme en une véritable « cour des miracles ».

A partir de 1845, l’urbanisation du quartier s’accélère, de nouvelles voies s’ouvrent,  des immeubles vont être construits le long des nouvelles artères, dont le boulevard du Nord (voir l’article La naissance d’un quartier).
James de Rothschild loue les terrains achetés à Bonar, au nord du futur boulevard Magenta, à un entrepreneur de travaux publics, Hyacinthe Michel Lesieur, aux termes d’un bail qui rend Lesieur propriétaire des constructions qu’il fera édifier sur le terrain pour les louer, le baron de Rothschild restant propriétaire du sol.  
Cette parcelle à l’angle des deux boulevards, formait un espace clos, un immense chantier où se dressaient de manière chaotique des constructions très légères en plâtras, couvertes de papier bitumé, faisant office d’échoppes, de logements et de hangars bâtis à la hâte par Lesieur pour un usage provisoire et une rentabilité immédiate. Ces échoppes sont tenues par des marchands de produits hétéroclites : des marchands de vin, de pommes de terre, de vieux habits et de pipes en bois, des brocanteurs et des fripiers mais aussi un fruitier, un crémier, un cordonnier. Il y avait même, lit-on dans le cadastre, un café concert…  Des indigents et de pauvres gens y trouvaient refuge moyennant des locations que percevait Lesieur. Un document de 1865 nous apprend qu’à l’angle des deux boulevards, précisément sur la parcelle du Louxor au milieu des baraques, se trouvait un grand café avec billard, tenu par un marchand de bière de la rue de la  Goutte d’Or, avec à sa suite un oiselier, un bimbelotier et un liquoriste. On démolit partiellement en 1866 pour reconstruire des baraques tout aussi précaires, toujours en planches et en papier bitumé, pour de nouvelles boutiques et de nouveaux logements de mêmes acabits. Un gardien habite et surveille cette véritable cour des miracles.

Lesieur, locataire principal devient propriétaire.

Le 27 juin 1868, la parcelle du Louxor change une nouvelle fois de main. Elle est achetée par Lesieur, qui demeure un peu plus bas, au 116 du boulevard de Magenta. Le terrain possède une façade de 20,20 m sur le boulevard de la Chapelle à partir du pan coupé de cinq mètres à l’angle des deux boulevards, et une façade de 27,50 m sur le boulevard de Magenta, la superficie totale étant de 500,79 m2.

La parcelle de Lesieur : 500,79 m2, 170 bd de Magenta (Archives de Paris)

Le baron James se fait représenter chez le notaire par son fils le baron Gustave (10). Cette année-là, le 15 novembre, le fondateur de l’empire des Rothschild à Paris s’éteint dans son hôtel particulier de la rue Laffitte, également siège de la banque.
Sur la parcelle correspondant au numéro 170, celle du Louxor (11), les constructions précaires sont démolies définitivement avant la vente du 27 juin 1868.
Lesieur était également locataire d’un autre emplacement appartenant lui aussi au baron James situé en haut du boulevard de Magenta, côté impair, et donnant sur la rue du faubourg Poissonnière. On y trouvait les mêmes constructions de bric et de broc.

Mais qui est donc cet entrepreneur avisé dont nous venons de découvrir l’existence ? Des éléments le concernant nous sont donnés lors de la succession faisant suite au décès de sa veuve. Avant son mariage, Michel Hyacinthe était maître paveur et possédait les voitures, outils et équipages utiles à son métier. Il avait déjà à l’époque un terrain rue de Ménilmontant et une maison construite de ses mains. Plus tard, il achètera un terrain contigu pour agrandir son bien. Il partageait une autre maison, rue de Ménilmontant, avec l’un de ses frères, et la jouissance emphytéotique de la moitié d’une autre maison, rue de la Mare, à Belleville (12). Michel Hyacinthe Lesieur semble avoir eu très tôt un sens aigu des affaires.
On le retrouve plusieurs années plus tard rue du Nord dans ses murs, après avoir quitté le 83 faubourg du Temple où il habitait précédemment avec sa famille. Le 26 juillet 1858, il achète un terrain de 223,75 m2 à la Ville de Paris, à l’angle du Boulevard de Denain, formant un pan coupé avec la rue du Nord, et y fait construire un immeuble. La famille habite dans une belle construction à l’étage des « estomacs heureux »(13), le premier, avec un balcon qu’on retrouve aussi au 4e. L’entrepreneur y a ses bureaux et dans la cour, dont les façades sont en moellons (14), des écuries pour ses chevaux et des remises pour les voitures. Au rez-de-chaussée, la grande boutique d’un quincaillier procure un loyer substantiel et les étages sont occupés de personnes pouvant payer. Autant de revenus lui permettant de rembourser l’achat du terrain et les emprunts et, plus tard, de lui procurer une rente.

Pour construire une capitale moderne, le préfet s’appuie sur des investissements privés, l’immeuble de rapport haussmannien optimise le foncier en occupant toutes les façades sur rue ou sur boulevard. L’immeuble qui a précédé le Louxor sera lui aussi conçu sur ce modèle : appartements dans les étages, magasins au rez-de-chaussée.

Lesieur a bâti sa fortune par une intense activité immobilière. Après avoir participé à l’aménagement du boulevard du Prince-Eugène, on le voit exécuter les travaux d’achèvement du boulevard de Magenta et des rues adjacentes pour le compte de l’entreprise Berlencourt, sous la direction des ingénieurs du service municipal.
Sur le terrain acheté au baron de Rothschild en 1868, à l’emplacement de l’actuel 170 boulevard de Magenta, Lesieur fait édifier, conformément aux règles imposées par l’autorité municipale, une construction de cinq étages et un 6e mansardé.

L’immeuble haussmannien construit par Lesieur (source RATP)

Mais l’immeuble construit par Lesieur a empiété sur le terrain mitoyen appartenant à Gustave de Rothschild. Le baron et Michel Hyacinthe Lesieur se retrouvent donc chez leur notaire habituel (15) le 30 décembre 1872 pour régulariser l’affaire au plus vite.   

En bleu : la parcelle de Lesieur empiétant sur le terrain de James de Rothschild. (Archives de Paris)

Lesieur continue ses acquisitions le long du boulevard Magenta. Quelques années plus tard, le 10 janvier 1879, il achètera les terrains contigus à cette première acquisition qu’il connaît bien pour y louer encore des baraques sur un terrain appartenant maintenant au baron Edmond de Rothschild, le plus jeune des fils du baron James. Lesieur y fera construire des maisons de quatre étages avec un 5e lambrissé, semblables à celle déjà construite par lui au 170, après avoir procédé comme il se doit à la démolition des constructions précaires. Elles correspondent aux maisons qui portent les numéros qui vont du 162 au 168 (16).

Des locataires capables de payer des loyers réguliers habitent ces immeubles de rapport.

Les locataires ne sont plus les mêmes que ceux qui occupaient les échoppes et baraques précaires. Ils sont employés parfois au chemin de fer voisin, courtiers, mécaniciens, rentiers, représentants de commerce, ingénieurs, artistes, ou encore marchands, entrepreneurs ou petits industriels.
Au rez-de-chaussée de cet ensemble de propriétés s’alignent des magasins dont une brosserie utilisant sept ouvriers finisseurs qui terminent un travail qui se prépare hors Paris et où se vendent des objets déjà fabriqués comme des plumeaux. On y remarque un magasin de chaussures, un traiteur à prix fixe et un grand café à quatre billards qui s’étend sur la cour. Plus loin une société d’assurances mutuelles, un pâtissier, des marchands de fleurs et de plantes naturelles et sur notre parcelle, celle du Louxor, de grands magasins de nouveautés où ont travaillé jusqu’à dix employés.

Avant le Louxor : l’immeuble haussmannien ; au rez-de-chaussée, le magasin de nouveautés Au Sacré Coeur. Carte postale : collection Goulven Guilcher. Réclames : collection Nicole Jacques-Lefèvre.

Michel Lesieur meurt à 70 ans dans son appartement du boulevard de Magenta, le 14 juin 1884. Dix ans plus tard, après la mort de sa veuve, une adjudication relative à l’ensemble des immeubles est décidée par la famille.

L’immeuble change de propriétaire.

En 1894, après des enchères successives, le 170 boulevard de Magenta, le premier lot construit, est porté à la somme de 649 000 francs. Une nouvelle bougie a brûlé et s’est éteinte sans que personne ne surenchérisse. En conséquence l’immeuble est adjugé à un notaire de Paris pour son mandant. Il s’agit de Paul Eugène Appert, un négociant en vins demeurant à Fontenay-sous-Bois.
On mesure à cette occasion l’étendue de la fortune de l’entrepreneur de travaux publics Lesieur. Il l’a bâtie dans l’exercice de son métier mais aussi grâce à une intense activité immobilière. Il possédait de nombreux immeubles à Paris. Certains sont dans le quartier où il a fait fortune ou à proximité, quai de Jemmapes ou rue de Strasbourg à l’angle du faubourg Saint-Martin, les plus nombreux correspondant au groupe d’immeubles à l’angle du boulevard de la Chapelle et du boulevard Magenta que l’on connaît bien, sans oublier celui où habitait la famille. Mais d’autres propriétés se situent boulevard Haussmann, boulevard Saint-Germain à l’angle de la rue de la Harpe, rue de Rennes, rue Chevaleret et plus loin encore, à Saint Rémy-les-Chevreuse ou à Enghien. L’inventaire après décès de Madame nous signale quelques bijoux qu’elle léguera à sa seule fille : des boutons d’oreille et des bagues en diamant, blanc et jaune, en rubis…  Son plus jeune fils Paul héritera de la propriété de Maisons-Alfort y compris le château, les communs et les dépendances.

La suite est connue : Appert est devenu propriétaire du 170 boulevard de Magenta en 1894. Dans les boutiques du rez-de-chaussée, les magasins de nouveautés,« Au Paris nouveau » puis « Au Sacré Cœur », continuent de faire leurs affaires.

Et enfin le Louxor vient rompre l’uniformité des façades haussmanniennes …

Le 2 avril 1919, devant le notaire Vallée, Henri Silberberg, qui réside 25 boulevard Flandrin (XVIe) puis 42, rue Cortambert (XVIe), achète l’immeuble appartenant à Paul Eugène Appert. Il doit régler 1 000 000 Francs, dont 300 000 payés par moitié les 1er avril 1920 et 1921. Le 3 janvier 1920, les plans du Louxor sont signés par l’architecte Zipcy et le 6 janvier 1920,  Henri Silberberg écrit au préfet Autrand pour obtenir l’autorisation de bâtir un cinéma.

6 janvier 1920 : Lettre de Silberberg au préfet Autrand (Archives de Paris)

L’immeuble sera évacué le 15 janvier 1920, comme le relate le journal Le Peuple, journal de la CGT daté du 9 février 1921, détruit et les locataires dispersés, avant que naisse le Louxor.

Extrait du journal Le Peuple, 9 février 1921 (Collection Jean-Marcel Humbert)

Après des démêlés avec ses voisins pour des histoires de mitoyenneté liées à l’interdiction de construire en raison de l’exiguïté des cours, le 18 mars 1920, Henri Silberberg obtiendra, après rectification des plans, l’autorisation de l’architecte voyer du Xe arrondissement de construire son « palace de quartier » (17) qui apporte dans ce quartier populaire une touche d’exotisme et un décor polychrome qui invitent au rêve.

Le Louxor en 1922 (La Construction moderne, 26 mars 1922. (Collection Jean-Marcel Humbert)

Les images du cinématographe naissant attirent un public friand de distractions, la programmation est variée, les attractions plaisantes. Des épisodes et des événements nombreux, riches de rencontres et d’émotions, vont traverser ce lieu jusqu’au sauvetage final et à la réhabilitation de la salle.

Claudie Calvarin © Lesamisdulouxor.fr

Notes
1- Eugène Pottet, Histoire de Saint-Lazare (1122-1912), Société française d’imprimerie et de librairie, Paris 1912.
Boullé Jules, « Recherches historiques sur la Maison Saint-Lazare de Paris », Mémoires de la Société de Histoire de Paris et de l’île de France, Champion, Paris, 1876. Abbé Leboeuf, Histoire de la Ville et de tout le diocèse de Paris, Durand, Paris, 1867. Léon Bizard et Jane Chapon, Histoire de la prison Saint-Lazare du Moyen-Age à nos jours, de Boccard, Paris, 1925.
2- Marcel Fosseyeux, Bulletin de la Société de l’histoire de Paris et de l’île de France, Paris 1929, Champion.
3- Archives de la Seine. Sommiers des biens nationaux de la Ville de Paris par Monin et Lazard, Paris 1920, tome 1. Le procès-verbal de location à Vallée fournit des détails sur l’enclos. On peut aussi lire un descriptif de l’enclos dans l’acte de vente de Boisseau-Deschouarts à Charpentier : Minutier des notaires MC/ET/XVIII/1143
4- Archives de la Seine, Sommiers des biens nationaux de la Ville de Paris par Monin et Lazard, Imprimerie-Librairie Léopold Cerf, Paris, 1920 et récapitulatif vente Grégoire, Minutier des notaires : MC/ET/LVI/599
5- Journal des Débats et Lois du corps législatif, N° 122, Conseil des Cinq-Cents, 18 fructidor de l’an V de la République.
6- Archives nationales, Minutier des notaires, Achat Charpentier, MC/ET/XVIII/1143.
7- Archives nationales, Minutier des notaires, acquisition Thuillot et Camus : MC/ET/LVI/599.
8- Archives Nationales, Minutier des notaires, achat Bonar : MC/ET/XVIII/1141
9- Archives Nationales, Minutier des notaires : MC/ET/ CXVIII/1019.
10- Archives Nationales, Minutier des notaires, achat Lesieur 1868 : MC/ET/VI/1219
11- Archives de Paris, Calepin des propriétés bâties : D1P4 1852-1900
12- Archives Nationales, Minutier des notaires, MC/ET/VI/1405-1406
13- Les «estomacs heureux »,  expression de Balzac dans Ferragus, chapitre 1.
14- Archives de Paris, Calepin  des propriétés bâties, D1P4 1852
15- Archives Nationales, Minutier des notaires : MC/ET/VI/1219
16- Archives Nationales, Minutier des notaires : MC/ET/VI/1291)
17- L’expression est de Jean-Jacques Meusy, historien du cinéma : voir le chapitre  « Les palaces de quartier » dans l’ouvrage conçu par les Amis du Louxor, Le Louxor – Palais du cinéma, sous la direction de Jean-Marcel Humbert et Philippe Pumain, publié par les éditions A.A.M.