Notre tour du monde des cinémas décorés à l’égyptienne se poursuit avec le cinéma Splendid de Varsovie. Intégré dans une galerie commerciale, sans façade sur la rue et donc sans décor extérieur particulier, il frappait d’autant plus ses spectateurs qui se trouvaient transportés d’un coup – dès qu’ils pénétraient dans la salle – dans le monde merveilleux de l’Égypte antique.
Une galerie commerciale à la mode
C’est en 1907 que commencèrent les travaux d’une monumentale galerie marchande de 110 mètres de long, commanditée par l’entrepreneur Maksymiliana Luxenburga (Maximilian Luxenburg), dont elle allait porter le nom : la galerie Luxenburg. Les travaux durent trois ans, et dès l’ouverture le lieu connaît un grand succès populaire. Les Varsoviens aiment à se promener sous la verrière bleutée qui donne un éclairage plus italien à un ciel souvent gris. Un hôtel immense, le plus grand de la capitale (plus de 700 chambres), y occupe un large espace ; on y trouve aussi de nombreux magasins, un restaurant et un bar. Mais il ne s’agit en fait que d’une petite partie d’un projet gigantesque de galerie commerciale qui aurait dépassé en taille et en élégance celle de Milan. Une autre tranche d’agrandissement, qui allait être lancée, est arrêtée par le déclenchement de la guerre de 1914-18.
Les travaux ne reprennent qu’en 1920, époque de grand développement des salles de cinéma. On comprend tout l’intérêt que pouvait représenter, en termes d’attractivité réciproque, une grande salle de cinéma dans cette galerie, venant compléter l’offre culturelle du célèbre cabaret voisin Qui Pro Quo (dirigé par Julian Tuwim et Marian Hemar de 1919 à 1930, avant de devenir un théâtre). La décision prise aussitôt, les travaux de gros œuvre se déroulent de 1920 à 1922, mais l’exécution du décor intérieur va prendre deux années supplémentaires, jusqu’à la fin de l’année 1924. On peut se demander si cet important retard n’est pas dû à la découverte de la tombe de Toutankhamon, à la fin de l’année 1922, qui aurait réorienté vers le domaine égyptien un programme décoratif initialement plus sage.
Une grande salle spectaculaire
En janvier 1925, les premiers spectateurs ont donc la surprise de découvrir un cinéma qui les immerge dans l’Antiquité égyptienne alors tout particulièrement à la mode. Aucun document ne permet de savoir, jusqu’à présent, si les accès et foyers étaient égyptisants, mais la salle elle-même a bénéficié d’une décoration pharaonique aussi originale qu’inhabituelle. Plus vaste et surtout plus large que celle du Louxor, elle avait également deux balcons, et pouvait accueillir 2 000 spectateurs. Sans être exactement « atmosphérique », elle offrait comme première attraction un ciel étoilé mouvant et scintillant situé à 18 mètres de haut, participant du décor particulier du lieu.
On ne connaît l’intérieur que grâce à quelques rares photographies, dont deux vues générales qui, comme pour le Louxor, ont été publiées dans la presse à l’époque de l’ouverture de la salle, et permettent de comprendre sa structure. Vu le nombre de spectateurs, dont la plus grande partie se trouvait à l’orchestre, quatre larges portes « égyptiennes » occupaient chacun des deux côtés latéraux, et plusieurs autres portes complétaient au fond ce système de circulation. Au premier balcon, une porte identique, légèrement plus basse, permettait d’accéder de même de chaque côté. Quant à celles du second balcon, elles étaient sans décor, montrant bien qu’on était là au niveau des places les moins chères. C’est dans cette salle qu’a été donnée à Varsovie la première projection du Chanteur de Jazz, film sonore et parlant (1927).
Égyptomanie et archéologie
La spectaculaire évocation de l’Égypte antique visible dans la salle de ce cinéma mêlait sur les murs des éléments architecturaux et des peintures. Elle a été réalisée par Kononowicz, avec le peintre Robakiem (Robak) et les sculpteurs Jasińskim (Jasiński), Władysławem Marcinkowskim (Wladyslaw Marcinkowski) et Mieczysławem Lubelskim (Mieczysław Lubelski).
[ De nombreux termes du vocabulaire égyptologique (corniche à gorge, tore, etc.)sont expliqués dans notre article Les décors du Louxor pour les nuls.]
Chacun des deux murs latéraux était divisé en quatre espaces verticaux (dont celui du fond correspondant à la profondeur des balcons et donc non décoré), chacun séparé par deux colonnes palmiformes engagées, ce qui en fait six au total de chaque côté, plus deux d’angle côté écran. Ces colonnes étaient surmontées d’un élément de corniche à gorge et d’une tête hathorique du type de celles qui décoraient le grand hall jubilaire d’Osorkon II, à Boubastis (Osorkon II était un pharaon de la XXIIe dynastie, 874-850 avant J.-C., œuvre usurpée du Moyen Empire, musée du Louvre).
Les six espaces d’entrecolonnement des murs latéraux (en dehors de celui occupé par les balcons) étaient entièrement décorés à l’égyptienne, du sol au plafond. On y trouvait d’abord, en bas, les portes à murs à fruit et tores, surmontées d’un disque ailé et encadrées de guirlandes de fleurs de lotus. Au-dessus, de grandes peintures murales représentant des scènes de chasse et de pêche dans les marais, reproduites d’après plusieurs tombes. Il n’y a en fait que trois scènes différentes, qui sont reproduites à l’identique de chaque côté, dans le même ordre.
La première à gauche représente une chasse à l’hippopotame d’après la tombe de Ti à Sakkarah (Ve dynastie, vers 2560-2360 avant Jésus-Christ). On y voit Ti sur une barque, assistant à une chasse à l’hippopotame dans les marais et les fourrés touffus de papyrus évoqués par des rayures verticales en léger relief, sur lesquelles se détachent des papillons. Ti se contente d’assister à cette chasse dangereuse, tandis que son personnel se charge de la besogne. Dans l’eau, représentée à l’égyptienne par des zigzags verticaux, des animaux amphibie et des poissons.
Il est intéressant de noter la manière dont l’art égyptien a été adapté : musculature soulignée pour les personnages, ce qui n’est jamais le cas dans l’art égyptien, et traitement des perruques, costumes et bijoux « façon Art déco », imprimant un air plus moderne et plus riche à ces scènes, tout en donnant l’impression qu’elles sont venues directement de l’antiquité.
La scène du milieu représente une pêche au harpon, d’après la tombe de Néferirténef à Sakkarah (Ve dynastie). Le harpon est tenu en position horizontale, et non verticale, pour bien montrer les poissons attrapés quand le harpon est relevé. Ces deux premières tombes avaient été découvertes par l’égyptologue français Auguste Mariette, en 1860 et 1857, ce que les journaux de 1925 rappelaient en évoquant ses recherches archéologiques.
Enfin, le panneau de droite représente une scène de chasse aux oiseaux au boomerang, d’après la tombe de Nébamon à Thèbes (XVIIIe dynastie, vers 1350 avant J.-C.). La figure de Nébamon a été retournée pour être dans le même sens que les deux autres scènes ; il est amusant de constater que le boomerang est devenu au Splendid un arc.
Des vols d’oiseaux surplombent chaque scène. Enfin, tout en haut, dans les amorces de voûtes latérales, un vaste disque peint dans des couleurs plus sombres contient un scarabée aux ailes repliées en arc de cercle. Rien que sur ces murs latéraux, le spectateur peut donc découvrir déjà une grande variété de thèmes décoratifs égyptiens. Des frises égyptiennes figuraient aussi sur le devant des balustrades des deux balcons. Il est difficile de distinguer sur les photos les éléments utilisés pour celle du premier balcon, mais au second balcon il s’agissait de scènes d’élevage d’oies. On ne possède aucun document donnant des indications sur les couleurs de l’ensemble, mais à n’en pas douter, s’il s’est inspiré des modèles antiques, il devait présenter une vive polychromie.
Le côté écran est également à lui seul un spectacle complet, avant même que ne commence la projection. Il est occupé dans sa plus grande partie par un immense cadre de scène reprenant les principes décoratifs égyptiens : côtés inclinés avec tores, corniche à gorge au sommet et disque ailé central. L’ensemble est complété de trois déesses : au sommet, la sculpture d’une Isis (déesse funéraire) assise sur les talons, ailes déployées, en position de protectrice ; et de chaque côté de l’écran, les bas-reliefs représentant Hathor (déesse du ciel, de l’amour et des fêtes) à gauche et Horus (dieu faucon guerrier protecteur) à droite. Un vautour ailé est présent au centre, sous le disque ailé, au milieu d’une frise florale. Et de chaque côté de l’ensemble, sur les pans de murs laissés libres, on peut voir des porteuses d’offrandes abondamment représentées dans les tombeaux, un panier ou un pot sur la tête, ici dans le même décor de marais animé d’animaux divers, et surmonté de disques ailés peints. À noter en haut à droite, la figure d’Hathor qui a été – comme l’était la tête pharaonique du Louxor -, adaptée à l’angle.
Triste fin
Le Splendid semble avoir changé son nom pour Sfinks (Sphinx), Mais en fait, il est difficile de savoir si c’est le Splendid qui a changé de nom, ou si un autre cinéma appelé Sfinks (et un troisième appelé Momus) n’ont pas été installés dans la même galerie. En tout état de cause, s’il s’agit d’un changement de nom (certainement mieux adapté à son caractère égyptien, bien qu’aucun sphinx ne soit visible dans le décor), nous n’avons pu en trouver la date.
Cette salle exceptionnelle a malheureusement été complètement détruite, ainsi que l’ensemble de la galerie Luxenburga, lors des bombardements et des incendies qui ont marqué l’insurrection de Varsovie (1er août-2 octobre 1944), durant laquelle 80 % de la ville ont été détruits, et plus de 200 000 personnes tuées. Les ruines calcinées auraient pu être conservées et restaurées, mais elles ont été démolies au début des années 50, et ont été remplacées par l’actuelle rue Canaletta.
Jean-Marcel Humbert © Les Amis du Louxor