Article mis à jour le 30 avril 2024
Voilà qu’une trouvaille inespérée est venue enrichir notre collection d’archives sur l’histoire et la construction du Louxor. Paul Marchio, collectionneur de cartes postales anciennes, nous a signalé qu’il avait trouvé dans une brocante à Antibes une carte-photo montrant trois hommes et un enfant devant la porte-cochère de l’atelier d’Amédée Tiberti, le peintre qui réalisa en 1921 les décors au pochoir du porche et de la salle du Louxor. Nous avons aussi trouvé récemment des précisions sur certains aspects de son activité, ce qui nous incite donc à publier une nouvelle version d’un premier article paru en 2012. Puis en avril 2024, la consultation de son dossier de naturalisation a permis une nouvelle mise à jour.
La photo a été prise devant le 16 rue Lally Tollendal, dans le XIXe arrondissement de Paris, rue de petits immeubles de quatre étages d’habitations ouvrières avec des cours occupées par des ateliers, dont la porte de ce numéro 16 est restée miraculeusement conservée intacte jusqu’à aujourd’hui, avec son décor de fonte à claire-voie.
Dans les années 1900, la carte postale illustrée d’une photographie qui en occupe le recto – que celle-ci soit tramée ou tirée sur papier photographique –, prend véritablement son essor. C’est alors que des photographes proposent aux commerçants et artisans de les photographier devant leur local professionnel, avec autour d’eux leurs collaborateurs. La carte, qui sera conservée comme souvenir, ou utilisée comme publicité, montre souvent la famille entière qui pose devant la boutique. Dans le cas présent, ce sont trois ouvriers, un enfant et un chien, qui posent sous la pancarte annonçant le nom et les spécialités de Tiberti. Les vêtements correspondent tout à fait au début des années 20, et si l’on considère que Tiberti, à l’époque, est âgé de 38 ans, il ne peut donc s’agir que du personnage de gauche, le plus âgé des trois. Il sera difficile d’en savoir plus…
La pancarte, au-dessus de la porte cochère, est également intéressante. Tout à fait dans le style de l’époque, quoique simple, elle confirme le numéro de la rue, le « 16 », ainsi que les spécialités du peintre. L’Annuaire du commerce Didot-Bottin de 1923 (voir l’illustration ci-dessous) indique la grande variété des savoir-faire de la société : « Décoration, Lettres, Dorure, Filages, Tentures, Maquettes, Projets, devis, Dessins, exécution, Patinage genre ancien, Décoration sous verre ».
Le panneau du n° 16, avec quelques variantes, indique d’une manière moins détaillée : « Peinture – Décoration » qui montre bien que la société ne faisait pas que de la peinture en bâtiment, et « Filage, Attributs [c’est-à-dire les plaques professionnelles, par exemple pour les notaires, médecins ou autres], dorures [très utilisées alors pour le lettrage sous verre des boutiques, boulangeries et autres], ornements ». On conçoit tout l’intérêt, pour le chantier du Louxor, d’avoir bénéficié d’artisans capables de répondre à un peu tous les types de décors à réaliser, et qui plus est avec les compétences italiennes, reconnues pour être les meilleures dans le domaine, notamment pour la réalisation de faux-marbres et d’imitation de l’antique. Et lorsque l’on sait ce qu’était la richesse architecturale de sa ville natale, L’Aquila, ses rues bordées de palais, ses églises, on peut se dire qu’Amédée Tiberti avait été à bonne école !
Nous pouvons donc enfin, avec une quasi-certitude, mettre un visage sur le nom d’un personnage que nous avions eu tant de mal à retrouver ! Si le nom de l’architecte Henry Zipcy fut longtemps déformé en Ripey, celui d’Amédée Tiberti, cité à l’origine dans la presse en tant que Tiberti (Le Rappel, 6 octobre 1921) ou Tibérty (Bonsoir, vendredi 7 octobre 1921, nom rectifié en Tiberti le dimanche 9 octobre…), a été transformé en Tibéri dans des articles parus dans les années 1980. Pour une raison restée mystérieuse, c’est ce dernier nom qui a survécu, jetant les historiens sur une fausse piste, dont on retrouve la trace même sur la Base Mérimée (base de données du patrimoine monumental et architectural français), censée faire autorité. D’où de longues et vaines recherches que nous avons à notre tour menées à la poursuite de ce mystérieux M. Tibéri.
Pour clarifier ce point, notre trésorière et historienne, Marie-France Auzépy, partit donc à la recherche d’un Amédée Tiberty ou Tiberti décorateur, et c’est aux Archives de la Seine qu’elle finit par le découvrir.
Le registre analytique du Tribunal de commerce de 1921 nous apprend qu’Amédée Tiberti, né le 16 juillet 1883, à L’Aquila, dans la région des Abbruzes en Italie, a fondé son entreprise le 11 mars 1921, soit quelques mois avant l’ouverture du Louxor.
On peut supposer qu’un chantier d’une telle ampleur était une aubaine et un beau défi artistique pour cette jeune entreprise à l’activité diversifiée qui allait ainsi pouvoir réaliser aussi bien les peintures au pochoir sur les murs que celles des hiéroglyphes sur les poutres du plafond ou encore les inscriptions LOUXOR figurant au-dessus des entrées principales.
Le dossier de naturalisation d’Amédée Tiberti
A la suite de la loi du la loi du 10 août 1927 facilitant l’accès à la nationalité française des nombreux étrangers venus travailler en France (1), Amédée Tiberti et son épouse sont naturalisés par un décret paru au Journal Officiel du 1er juillet 1928. Amédée Tiberti adresse sa lettre de sollicitation au ministre de la Justice le 14 octobre 1927 et le 17 janvier 1928 au commissariat du quartier de la Villette.
Le dossier (2) révèle qu’Amedeo Tiberti est né de parents italiens. Son père, Tiberio, est peintre lui aussi. Sa mère, Angela Ciocca, sans profession. Son épouse Giovanna Monaco, née à Raïano (Abruzzes) le 23 juin 1881, fille de Luigi, cordonnier, né lui aussi à Raiano et de Marianna Corsetti, sans profession. Giovanna est couturière.
Amedeo et Giovanna (Jeanne) se sont marié à Raiano le 24 avril 1907 et arrivent en France le 6 juillet 1907. Amedeo a alors 24 ans, Giovanna 26 ans. Dès le mois d’avril 1909, ils s’installent 16 rue Lally-Tollendal dans le 19e arrondissement, qu’ils ne quitteront plus. Comme beaucoup d’Italiens, Amedeo revient en Italie pour satisfaire à la loi militaire dans son pays d’origine, et est mobilisé en Italie de 1915 à 1919.
Le préfet donne un avis favorable à la demande de naturalisation d’Amédée Tiberti. Le dossier de la Préfecture de Police, Service des étrangers, précise qu’il « parle couramment le français ainsi que sa femme » et « paraît bien gagner sa vie » : en effet, en 1928, Amédée gagne 60 000 Francs environ par an et possède à Chelles « trois villas valant environ 300 000 Francs ». A Paris, il est en location : son loyer annuel s’élève à 2400 Francs, la patente à 1100 francs et 900 Francs de contributions. « De bons renseignements ont été fournis sur eux ». La lettre de leur propriétaire, Pierre-Henri Gouny, artiste peintre décorateur, domicilié 4 bis rue Mirabeau à Vincennes, certifie qu’ils occupent « un logement au 3e étage depuis 1909, plus quatre magasins, comme entreprise générale de peinture. » M. et Mme Tiberti « jouissent de l’estime générale, tous leurs intérêts sont en totalité en France. » Le propriétaire conclut en ces termes : « En résumé, M. et Mme Tiberti sont de braves et honnêtes personnes que je connais depuis plus de vingt ans. »
La note du commissaire précise enfin que Tiberti s’engage à payer l’intégralité des droits du sceau requis, sans remise (3). Après examen du dossier, le commissaire, puis le Préfet de police, accueillent favorablement cette demande.
Dès 1930, Amédée Tiberti est inscrit sur les listes électorales du Quartier de la Villette.
A la suite de la loi du 22 juillet 1940 (appliquée jusqu’en juin 1944) qui pose le principe d’une révision générale des naturalisations accordées depuis 1927, tous les dossiers sont réexaminés. Plus de 15000 personnes se verront retirer la nationalité française (4). Mais la commission de révision des naturalisations maintient son avis favorable sur le dossier des époux Tiberti le 2 juillet 1943.
Un Italien parfaitement intégré
Sans doute la maîtrise de la langue française a-t-elle joué en sa faveur et peut expliquer, par exemple (lettre du Préfet de police du 24 avril 1928), qu’en 1917, alors qu’il est mobilisé dans son pays, il « fut envoyé en mission à Paris pour y présenter un lance-bombes en usage dans l’armée italienne, qui, après essais, fut adopté par les troupes alliées. » Signe qu’il était alors suffisamment à l’aise pour s’exprimer devant des experts.
Autre élément anecdotique mais révélateur de cette intégration : ses activités à Chelles (Seine-et-Marne) où il possédait des villas et devait résider le week-end (5). Des échos de la presse locale (6), laissent penser qu’il a participé activement pendant les années 1930 à la vie de cette commune, notamment aux tournois organisés par l’association « La Boule sportive Chelloise » dont il fut même président d’honneur
Mais il est surtout intéressant de retrouver à cette occasion le Tiberti peintre décorateur : ainsi, en 1931 la « Boule sportive chelloise » obtient le premier prix de la Fête des fleurs pour un char particulièrement remarqué : « Ce char d’une originalité « bouliste » tout à fait spéciale et charmante, et artistiquement décoré, était l’œuvre d’un membre du comité de la Boule sportive chelloise : M. Tiberti, l’artiste décorateur si apprécié à Paris » (Journal de Seine-et-Marne 30 mai 1931).
L’année suivante, le 20 août 1932, Tiberti est de nouveau à l’honneur : « Nous ne terminerons pas sans mentionner la chose qui personnellement, nous a été, au point de vue visuel, le plus agréable : c’est la peinture placée au-dessus de l’estrade qui devait servir aux musiciens. Le lundi soir, sous l’action des illuminations, on pouvait se demander très sérieusement si les personnages que l’on voyait en pantalons blancs n’étaient pas des joueurs réels attendant le signal de la partie.,On nous dit que ce tableau était de M. Tiberti, président de la boule sportive Chelloise : qu’il en soit très vivement remercié ».
On peut donc imaginer que ce sont ces activités associatives à Chelles qui lui valent d’être cité dans une liste de destinataires d’une lettre de « félicitations accordées pour services rendus aux sociétés d’éducation physique et aux écoles à la date du 30 décembre 1938 » (Journal Officiel, 8 avril 1939).
Il s’avère que l’entreprise d’Amédée Tiberti a eu une activité très soutenue, au moins jusqu’à la fin des années 1950. Le Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris en témoigne.
Entre 1935 et jusqu’à la fin de l’année 1958, le nom de Tiberti apparaît régulièrement dans les résultats d’adjudication. L’entreprise est proposée comme délégataire pour effectuer des travaux sur des bâtiments publics. Tiberti est notamment chargé de nombreux chantiers : écoles parisiennes, travaux de « peinture, tenture et vitrerie » lors de la construction d’un pavillon du personnel à la maison maternelle de Châtillon-sous-Bagneux. Après la guerre, il est de nouveau délégataire pour de nombreuses interventions qui vont de l’Hôpital psychiatrique de Villejuif en 1950 aux Bains douches du stade nautique des Tourelles, ou au Laboratoire d’hygiène, 1 bis rue des Hospitalières Saint Gervais.
Nous perdons la trace de ses activités à partir de décembre 1958. Mais il a alors 75 ans !
L’entreprise n’est cependant définitivement radiée pour cessation d’activité que le 29 septembre 1967, comme en atteste le registre du commerce de cette année qui précise que le déclarant est le « propriétaire exploitant ».
Amédée Tiberti sera toute sa vie fidèle à la rue Lally-Tollendal. Les bulletins municipaux et le registre du commerce et des sociétés montrent que l’entreprise – ou au moins son siège social – se déplaça simplement du n° 16 au n° 12 (où se dresse actuellement un immeuble moderne). Cette adresse sera également celle du domicile des époux Tiberti, comme le montrent leurs actes de décès (Archives numérisées de la Seine).
Amédée Tiberti décède le 27 avril 1978 à l’âge de 95 ans.
A l’occasion de la réhabilitation du Louxor, les décors peints par Amédée Tiberti ont été restaurés ou restitués en appliquant la technique du pochoir initialement employée. On lira à ce sujet l’interview du peintre Jean de Seynes qui faisait partie de l’équipe des restaurateurs et peintres décorateurs et que nous avions rencontré en novembre 2012.
Jean-Marcel Humbert et Annie Musitelli
Notes
1. La loi de 1927 facilite l’acquisition de la nationalité française par décret, notamment en réduisant le temps de séjour en France exigé pour qu’un étranger puisse demander sa naturalisation de dix à trois ans. L’âge minimum requis pour pouvoir faire une demande est aussi abaissé de 21 à 18 ans.
2. Consulté par Claudie Calvarin : Archives nationales cote BB/11/10973
3. Les droits s’élevaient à 1 276 francs mais la loi du 10 août 1927 permettait de les moduler selon le revenu des candidats à la naturalisation.
4.Voir : Bernard Laguerre, « Les dénaturalisés de Vichy, 1940-1944 », in Vingtième Siècle, revue d’histoire, 1988.)
5. Une petite annonce immobilière (vente de deux biens à Chelles) précise que l’on doit s’adresser à « Tiberti, propriétaire, en semaine, 16 rue Lally Tollendal à Paris et le week-end, 21 rue des Anémones à Chelles ». (Paris Soir, 31 mars 1935)
6. Plusieurs articles du Journal de la Seine-et-Marne : par exemple 29 août 1931 (le duo Tiberti-Deligny remporte une demi finale très disputée…) , 20 août 1932, 22 avril 1933 concours de pointage), 30 avril 1938.