Dans notre rubrique Le Louxor comme décor
Traiter par la comédie un grave problème de société, celui de la drogue et de sa commercialisation, c’est le pari – gagné – du film de Jean-Paul Salomé, La Daronne (2020). Ce qualificatif dérivé de l’ancien français « daron » (père de famille puis patron) désigne depuis le début du XXe siècle, dans certains milieux, la mère de famille qui prend les décisions ; puis, par la suite, une « patronne » (dans le sens de tenancière de cabaret ou de maison close) et même par extension une cheffe de bande.
Plusieurs séquences du film ont été tournées à Barbès, dont une sous le porche du Louxor. Il est intéressant de connaître les circonstances de la conception et de l’écriture de cette scène, et des conditions du tournage avec ses difficultés. Pour cela, on dispose du dossier de presse, d’interviews dans les journaux, de celle de Jean-Pierre Salomé dans le petit film « La Découverte du roman La Daronne » (durée 21 mn, dans le DVD du film), et de celle d’Emmanuel Papillon, directeur du Louxor. Et surtout des commentaires de Jean-Paul Salomé qui vont des angles de prise de vue à la psychologie des personnages, des trouvailles développées lors du tournage au montage final, commentaires qui accompagnent la totalité du film dans une passionnante version parallèle que l’on trouve également sur le DVD (références de ces citations, en en respectant le caractère oral, sous la forme « CF, suivi du minutage »). Il y précise notamment que « le film n’a pas de studio du tout, on a toujours tourné dans de vrais lieux » (CF 7:40). « Je tenais beaucoup à cette vérité, à ces décors » (CF 45:15).
Le scénario du film est tiré du roman éponyme d’Hannelore Cayre, grand prix de littérature policière 2017 et prix Le Point du polar européen. Un roman qui a séduit Isabelle Huppert et le réalisateur Jean-Paul Salomé. Le film commence comme un polar, bifurque vers la comédie, et peu à peu se dirige vers un portrait de femme qui fait naître l’intérêt et l’émotion : le personnage principal, Patience Portefeux est interprète judiciaire franco-arabe, spécialisée dans les écoutes téléphoniques pour la brigade des Stups. Lors d’une enquête, elle découvre que l’un des trafiquants n’est autre que le fils de l’infirmière dévouée qui s’occupe de sa mère dans l’ehpad où elle termine ses jours. Elle décide alors de le couvrir et saisit l’occasion pour s’approprier une tonne et demi de résine de cannabis qu’elle va commencer à écouler, se retrouvant ainsi à la tête d’un trafic de drogue. Cette nouvelle venue dans le milieu du deal est surnommée « la daronne ». Isabelle Huppert, sensibilité à fleur de peau et regards complices, est épatante dans ce dédoublement de la sage Patience, qui devient l’entreprenante Madame Ben Barka, « La Daronne ». Pour cela, elle a dû notamment apprendre des phrases d’arabe, et à porter le voile. « La Daronne est un sujet qui aurait plu à Claude Chabrol, souligne Isabelle Huppert : il y a tous les ingrédients d’une satire, mais… on ne perd jamais une forme d’humanisme. J’aime le besoin du personnage principal de se plonger dans une aventure qui la fait devenir complice et adversaire. Complice parce que tout commence par cette amitié avec l’infirmière qui veille sur sa mère. Adversaire parce qu’elle va soutirer un maximum d’argent à ceux qu’elle dupe. Il y a une amoralité et un côté anar qui me plaisent ».
Le Louxor n’est pas mentionné dans le roman. La décision d’y tourner une scène est donc un choix du réalisateur, qui s’en explique à Frédéric Strauss : « Et j’ai eu l’idée de tourner devant Le Louxor en allant faire des repérages au carrefour Barbès, où se passe une grande scène du film. Avec la Daronne habillée en maghrébine, la façade du Louxor donnait un côté un peu Tintin que j’aime bien. L’important était surtout que la scène fonctionne bien dans l’espace, avec le magasin Tati d’un côté et le cinéma de l’autre. C’est ce que j’aime dans le cinéma d’action que fait, par exemple, Brian De Palma : spatialiser une scène de façon que le spectateur puisse s’y repérer. Pour moi, le cinéma, c’est toujours du monde dans une salle. J’ai envie d’avoir un rapport au populaire. » (Télérama, 9 septembre 2022).
L’échange des valises de shit à Barbès, qui se déroule sous le porche du Louxor, est une scène au demeurant relativement courte (quatre minutes trente-cinq secondes). Ce n’est ni un morceau de bravoure ni une séquence anecdotique, mais l’une des scènes pivot du film (CF 1:07:27), car elle constitue un maillon indissociable de l’ensemble du déroulement de l’action. Elle est d’ailleurs spectaculaire, à la fois du fait du décor, du lieu, des angles de prises de vues, de l’animation du carrefour Barbès, et de l’utilisation des caméras-écrans de surveillance créées pour l’occasion. Elle se déroule entre 1:07:38 et 1:12:03 (les écrans de surveillance du Louxor repassent à 1:15:15, 1:15:24 et 1:33:47).
Que peut représenter le Louxor dans ce cadre cinématographique ? L’Orient rêvé ? En tous cas rien de spécial ni d’important pour les personnages du film, mais le spectateur, lui, réagit différemment à ce qu’il voit. Le Louxor n’est pas qu’effleuré, il est très présent, et son porche si original prend ici toute sa dimension. Ainsi, le Louxor est devenu acteur à part entière, puisque c’est lui qui permet l’échange d’une manière à la fois accueillante et discrète, parfaitement adaptée. Et cela montre, a fortiori, combien le cinéma est ouvert d’un point de vue architectural sur son environnement direct dans le quartier.
La scène de l’échange de la drogue contre l’argent est menée par Isabelle Huppert, transformée en daronne, en planque sous le porche (CF 40:05). Elle est encadrée d’un sac Tati empli de pains de shit, et de son chien. Mais c’est bien sûr son costume qui retient tout d’abord l’attention. Abaya et foulard de luxe, chaînes en or et immenses lunettes solaires, son costume la divertissait : « Quand le costume devient plus rutilant, c’est davantage comme un déguisement. Le tout m’amusait : je ne pouvais pas dissocier la langue du travestissement » (Dossier de presse).
Elle est accompagnée par un ancien chien policier renifleur qu’elle a sauvé du chenil, et qui s’appelle dans le film ADN. C’est lui qui a trouvé pour elle l’endroit où la drogue était entreposée. « Il jouait tellement bien, souligne Jean-Paul Salomé, qu’on l’a rajouté dans beaucoup de scènes, car n’importe lequel de ses regard était expressif » (CF 43:00). Il s’agit en fait d’une véritable vedette canine du cinéma français, de son « vrai » nom d’artiste Fantomas. Malinois de 9 ans, son éventail de jeu va de la douceur à l’agressivité, et dans tous les cas il reste d’une expressivité confondante. Il a joué dans une douzaine de films, dans de nombreux téléfilms et spots publicitaires, dans le ballet « Nelken » de Pina Baush, et dans le spectacle « Nom d’un chien ».
Pour l’occasion, la Daronne ne devait pas être accompagnée de son chien, mais finalement, après un échange de regards entre eux, elle l’emmène, ce qui va amener des situations imprévues. Sa présence aux côtés de la daronne sous le porche du Louxor donne à la scène une bonne part de son côté inquiétant, dans la mesure où l’on voit qu’il est prêt à défendre sa maîtresse si quelque chose dérapait. Isabelle Huppert, qui précise « Je ne suis pas très chien », avoue qu’elle a été séduite. « Tourner avec des animaux, c’est intéressant à observer. On me l’a fait rencontrer plusieurs fois, il était gentil, sa dresseuse était là. Je l’ai vu dans la cour de mon immeuble. C’était bien : on a fait trois fois le tour de la cour ensemble ! » (Dossier de presse).
Dans cette scène, elle et son chien sont confrontés une fois de plus aux deux lascars ringards qu’elle a embauchés. Alors que d’un côté la police est sur les traces de la Daronne, de l’autre on bascule avec cette scène une fois de plus dans la comédie. Scotch (le grand, joué par Rachid Guellaz) et Chocapic (le petit, joué par Mourad Boudaoud), « amènent quasiment de la comédie italienne, c’est-à-dire que ce sont des crétins magnifiques, un peu nos Laurel et Hardy » (CF 39:24). « Je pensais beaucoup avec eux à la comédie italienne, comme Le Pigeon de Mario Monicelli, et bien d’autres. Ils ont cette force de comique très naturelle, et ils trouvaient des tas d’idées tout le temps » (CF 46:55).
Rachid Guellaz, en particulier, a su donner « une grande humanité à son personnage, qui aurait pu être balourd et caricatural, il en a fait un personnage qui existe, et qui est finalement attachant et drôle (CF 1:06:10). « Rachid était formidable et elle aussi, tous les deux dans cette scène, dans cet affrontement, qui est leur affrontement entre eux. Et je trouve qu’Isabelle a cette force-là, cette force de caractère, cette espèce d’autorité naturelle qu’on lui voit rarement, en tous cas comme ça, et ça je trouve qu’elle le fait formidablement bien, et que lui, en face, est génial. Pour que des scènes comme ça fonctionnent, il faut que les deux soient au niveau (CF 1:10:15).
Tourner en plein Paris, et qui plus est dans un quartier populaire très fréquenté et embouteillé a constitué un véritable casse-tête pour Jean-Paul Salomé et ses équipes : « Patience doit échanger sa drogue contre de l’argent et tromper la police en plein Barbès. Même si j’avais déjà fait bloquer le Louvre pour Belphégor [2001] et la place de l’Opéra pour Arsène Lupin [2004], il était compliqué d’interrompre totalement la circulation pendant trois jours dans ce quartier animé et encombré de la capitale. On avait des horaires très précis pour dévier les automobilistes, enlever les voitures garées et installer celles du film. Ce fut un vrai bazar pour organiser la course-poursuite entre le cinéma Le Louxor et le magasin Tati de l’autre côté du boulevard, au milieu des badauds… » (Le Journal du Dimanche, 12 janvier 2021).
La séquence commence par une vue du magasin Tati et du métro prise depuis le Louxor. « C’est la grande scène de Barbès, mais ça s’est passé formidablement bien parce que la régie, la prod, tout le monde était au taquet et qu’on a été aidés aussi par les gens là-bas. Mais c’était quand même un gros travail, avec des journées assez courtes avec la lumière du jour en plus, c’étaient parmi les scènes les plus compliquées à faire du film quand même. Mais c’est toujours des scènes que j’aime bien, faire comprendre les lieux aux gens, comprendre où l’on va, ce qui se passe, où elle va elle, la topologie des lieux, la topographie des lieux aussi, même quand on ne connaît pas, voilà, que tout ça paraisse extrêmement logique : elle sort du magasin, elle arrive, elle voit le Louxor, elle se dit je vais aller là-bas, et il est important que quelqu’un qui ne connaît pas le quartier s’y retrouve. Parce qu’en fait, dans le livre, je me souviens, c’était très court, c’étaient quelques lignes toute cette scène, et moi je sentais que ça devait être le pivot de quelque chose, le climax comme on dit un peu vulgairement ; après ça, elle ne peut plus être la daronne normale, parce que vraiment elle risque sa peau, elle risque de se faire choper quoi, et ça il fallait le rendre, et c’est vrai que c’est tout ce cinéma polar des années 70 que j’aimais bien, avec évidemment le summum comme des films comme French Connection, mais le métro Barbès, tout ça, maintenant ces jeux de caméra, cette caméra vidéo qu’on a créée en numérique après et qu’on a rajoutée dans ce lieu-là, et les actions parallèles entre les flics qui sont chez Tati, les dealers qui arrivent, voilà. » (CF 1:07:35).
Suit la scène des rouleaux de faux billets de banque qui tombent par terre sur la chaussée : « Et alors ça, c’est quand même le gag, évidemment des faux billets, mais il y a des gens – ce n’est pas de la figuration à nous – qui se sont vraiment arrêtés pour piquer les billets en croyant que c’était de l’argent. Et il a fallu rajouter des véhicules car ça faisait vide, on n’avait pas assez de véhicules sur le tournage, on en a remis, voilà, c’était une des scènes les plus dures à faire » (CF 1:11:34). Mais quand la police arrive enfin au Louxor, la Daronne est déjà loin.
Emmanuel Papillon, directeur du Louxor, nous a confié quelques souvenirs de ce tournage, tel qu’il a pu l’observer de son côté : « J’ai été approché par le directeur de production, avec un projet extrêmement précis et finalisé. Comme la Ville de Paris avait donné son accord sur les tournages en extérieur, j’ai dit oui tout de suite. En fait, je n’avais pas de raisons objectives de refuser un accord sur un tournage sous le porche du Louxor. Ils ont en fait été très peu envahissants, et seul le salon a été utilisé par la régie. Et l’exploitation du cinéma n’a pas été arrêtée, les prises de vues étant interrompues au moment où les spectateurs entraient ou sortaient. Le tournage concernant la scène du Louxor a eu lieu l’hiver, pendant une semaine, du matin jusqu’à 16 h. Les conditions climatiques étaient assez défavorables, ce qui a bloqué le tournage plusieurs heures pendant lesquelles Isabelle Huppert a dû rester dans son camion-loge. Il y avait bien sûr une équipe importante encadrant toute la zone, sans empêcher les gens de circuler, mais en les empêchant de pénétrer dans la zone du porche du Louxor au moment des prises de vues. C’est au total un excellent souvenir, car toute l’équipe était hyper-professionnelle, et malgré l’occupation du salon par la base arrière » (Interview d’Emmanuel Papillon, le 10 juillet 2023).
Au total, un film amoral et immoral, à partir d’un livre un peu irrévérencieux et anar de gauche (CF 1:02:55) mais fort drôle en son second degré. Comme le dit la publicité du film, la daronne jouée par Isabelle Huppert est 50 % flic, 50 % dealeuse, 100 % pure. Mais peut-on dire comme elle qu’au carrefour Barbès, « La galèrence, elle est finie » ? (CF 40:34).
Jean-Marcel Humbert ©Les Amis du Louxor
Les photos sont des copies d’écran réalisées à partir du DVD.
Remerciements à Bernard Meyre pour avoir attiré notre attention sur ce film, et à Emmanuel Papillon pour avoir répondu à nos questions.
La Daronne, comédie dramatique, un film de Jean-Paul Salomé (France – durée 1 h 46) d’après le roman d’Hannelore Cayre, avec Isabelle Huppert (Patience Portefeux), Hippolyte Girardot (Philippe, le commissaire), Farida Ouchani (Khadidja, l’infirmière), Liliane Rovère (la mère de Patience), Jade-Nadja Nguyen (Madame Fo), Rachid Guellaz (Scotch), Mourad Boudaoud (Chocapic), Iris Bry, Rebecca Marder, Youssef Sahraoui, Kamel Guenfoud.
Le film a obtenu le Prix Jacques-Deray 2021 du meilleur film policer français.