Un cousin du Louxor en Hongrie
Dans le cadre de son travail de recherches pour l’ouvrage sur les cinémas à l’égyptienne dans le monde actuellement en préparation, Jean-Marcel Humbert a découvert un blog présentant un cinéma hongrois, le « Palais Culturel Arc-en-ciel » à Kaposvár, dont la renommée n’était pas encore parvenue jusqu’à nous. Mais la plus grande surprise a été de constater que ce blog, qui présente l’histoire du « Palais Culturel Arc-en-ciel » et celle de sa rénovation, fait dans un de ses chapitres un parallèle avec l’histoire du Louxor parisien et sa rénovation, avec une photo unissant deux de leurs décors, et un lien vers notre site… Juste retour des choses, Jean-Marcel Humbert vous présente maintenant l’essentiel des informations données par ce remarquable site Internet rédigé par Katalin Molnár et Krisztina L. Balogh.
Le cinéma « Palais Culturel Arc-en-ciel »
Kaposvár est la capitale du comté Somogy en Hongrie. C’est une ville universitaire, qui a toujours été la capitale culturelle de la région. Elle est située à environ 185 km de Budapest, sur le fleuve Kapos, et compte environ 75 000 habitants. Le cinéma « Palais Culturel Arc-en-ciel » y a été conçu à partir de 1925 par l’architecte József Lamping, dans un style sécessionniste tardif, puis construit en 1927-1928. Il mêle en effet des tendances à la fois art nouveau et art déco, ce dernier style étant fort rare en Hongrie. C’est dans un quartier stratégique qui comprenait une gare, un marché et un parc public qu’il fut décidé de construire ce nouveau cinéma, à l’issue d’une importante période de rénovation de la ville qui vit l’ouverture de nombreuses nouvelles rues entre 1900 et 1910.
Le « Cinéma de la Ville » a ouvert au public le 7 septembre 1928. La veille, pour l’inauguration, toutes les classes de la société étaient représentées. La cérémonie aurait pu mal se dérouler, car le projectionniste expérimenté du cinéma Apollo, qui avait été engagé, mourut le matin même. On fit en sorte que le public ne s’aperçoive de rien, et la projection inaugurale du film muet d’Alexander Korda, The Yellow Lily (1928), avec notamment Billie Dove et Clive Brook, se déroula pour le mieux. Le cinéma était lancé et devint le rendez-vous obligé de toute la population. Dès le 20 février 1931 était projeté le premier film sonore et parlant, Le Chanteur de Jazz, premier du genre à avoir été montré en Hongrie, comme dans beaucoup d’autres pays.
L’extérieur du bâtiment a plutôt surpris, et a été l’objet de critiques, notamment sur son manque de hauteur. Mais l’intérieur, spacieux et pimpant, a recueilli tous les suffrages, car il comportait un véritable foyer, d’importants dégagements et des escaliers adaptés. Les décors de colonnes, le vitrail de l’entrée, particulièrement coloré, et le décor égyptien du foyer et de la salle ajoutaient une note exotique. L’ensemble a été réalisé par des entreprises et des artistes locaux, fiers de leur travail et reconnus pour cela.
La salle est confortable, avec un seul balcon et des galeries latérales. Elle a une capacité de 821 places, dont 252 dans les loges, le reste occupant le rez-de-chaussée et le balcon. Des projecteurs Ernemann, les plus modernes de l’époque, ont été peu de temps après adaptés pour le parlant. Le public venait en nombre de tout le comté, et même la guerre ne fit pas baisser la fréquentation. Les séances s’arrêtaient parfois pendant les alertes aériennes, mais au total, le cinéma ne ferma que trois jours. Rebaptisé en 1951 « L’Etoile Rouge », il resta l’un des cinémas les plus élégants de Hongrie.
En 1958, la salle est adaptée au cinémascope, ce qui nécessite la reconstruction du balcon, qui gênait la vision du nouvel écran de 11 mètres de large. Le nombre de places est de ce fait réduit à 627. Le film inaugural est Trapèze, de Carol Reed, avec Burt Lancaster, Tony Curtis et Gina Lollobrigida. Le 15 mars 1991, il est rebaptisé « L’Arc-en-Ciel », nom qu’il continue de porter aujourd’hui. La salle continue à fonctionner comme cinéma jusqu’au 1er octobre 2001, et la dernière séance a lieu avec un film français, Harry, un ami qui vous veut du bien, de Dominik Moll, avec Laurent Lucas et Mathilde Seigner. Le bâtiment devient une salle de musique rock sous le nouveau nom de « Salle de musique de l’Arc-en-ciel », avec des concerts de groupes à la mode. Mais le succès n’est pas au rendez-vous, et en plus la salle se retrouve grandement détériorée. Elle ferme en 2009.
Les décors égyptiens
Comme au Louxor, la caractéristique majeure de l’ensemble est un décor égyptien très original, visible dès les six monumentales colonnes palmiformes de la façade. Mais quand l’entrée est éclairée de l’intérieur, on est surtout frappé par l’immense vitrail en demi-cercle (4,50 x 2,25 m) qui la surplombe, et qui représente en son centre Apollon enfant (susceptible d’évoquer aussi Horus ou Harpocrate), traité à la manière occidentale, et entouré d’un décor floral et animalier égyptien (lotus et scarabées). On ne sait pas qui a réalisé ce vitrail, mais il est évident que c’était un atelier proche, hongrois, autrichien voire allemand, car nombreux étaient les maîtres verriers capables de réaliser un tel travail.
Je ne pense pas que les modèles aient été recherchés dans l’ouvrage anglais d’Owen Jones (The Grammar of Ornament, 1856), mais plutôt dans les grands livres de Karl Richard Lepsius (Denkmäler aus Ägypten und Äthiopie, Berlin, 1849). Il est certain, pour le cas présent, que la découverte de la tombe de Toutankhamon (1922) a pu influer sur la décision de réaliser un décor égyptien « à la mode ». Quant à la salle elle-même, elle surprend par sa décoration à la fois sobre et délicatement égyptienne : un vautour au-dessus de l’écran, des disques ailés avec les habituels serpents, des lustres à base florale polychrome, des colonnes palmiformes et des frises florales mêlant l’inspiration égyptienne au style traditionnel populaire hongrois.
Le vautour Nekhbet, symbolisant l’ordre et la rationalité, a été choisi par l’architecte pour décorer le dessus de l’écran, alors qu’au Louxor, c’est le disque ailé. Le site Internet propose deux sources pour cet élément important : un dessin de pectoral égyptien par József Lamping, et un fond de peinture murale de Gustav Klimt au Kunsthistorisches Museum de Vienne. Mais, dans un cas comme dans l’autre, les serres de l’oiseau sont libres, alors que dans le cinéma elles tiennent deux plumes-éventails horizontales, comme on peut le voir par exemple à un plafond de Karnak. Nous renvoyons donc plutôt, une fois de plus, à l’ouvrage de Karl Richard Lepsius (ou Champollion ou Prisse d’Avennes). Par ailleurs, ne se pourrait-il pas que l’auteur du décor du cinéma ait connu la pièce égyptienne du château de Snešnik (alors Autriche-Hongrie, actuelle Slovénie), où ce vautour est également visible à la fois en tant que décor et marque de fabrique de Giuseppe Parvis, le créateur du mobilier égyptisant qui la compose ?
La rénovation du bâtiment
Devant l’état de délabrement de la salle à nouveau fermée, le public d’aficionados du cinéma s’est ému, et a obtenu son classement en tant que « monument national ». Des travaux importants sont entrepris sur le projet architectural de Krisztina L. Balogh. Un an plus tard, en octobre 2010, la salle rouvrait, avec une programmation polyvalente, théâtre, concerts (notamment au mois d’août avec un festival international de musique de chambre), conférences, expositions, et bien sûr toujours cinéma (Szivárvány Film Club). La programmation culturelle a dû tenir compte de l’évolution de la ville et de ce qu’elle devait devenir dans les années à venir, et prendre en compte également les caractéristiques historiques du bâtiment tout comme le quartier ancien qui l’entoure. Il fallait aussi rendre la salle polyvalente, et lui ajouter des espaces de bureaux et de réunion, vestiaires et loges, ainsi que des réserves pour décors ou stockage. Il ne s’agissait donc pas de vouloir concurrencer les grands espaces multifonctionnels à grande capacité ou les théâtres anciens, mais de créer un espace culturel complémentaire.
Tout a commencé, comme au Louxor, par une étude patrimoniale, avec la consultation des plans anciens, les relevés de l’existant, et les recherches des décors d’origine qui ont pu être retrouvés sous des couches de peinture. Des restaurateurs, un maître verrier (Eleonora Balogh Ferenczy) et un peintre restaurateur (Gyöngyi Fazekas) on fait de nombreuses recherches sur les couleurs originales, notamment en étudiant les couches de peinture successives. Tous les décors intérieurs, y compris les lustres et les verrières, ont été réalisés par Éva Farkas et László Dvorszky. Des adjonctions en avancées ont été pratiquées sur les côtés du bâtiment original, tout le grenier a été aménagé, et la scène a été refaite. Dans le même temps, tous les éléments anciens ont été rénovés ou reconstitués. Le foyer, grâce au déplacement d’un escalier, permet maintenant d’organiser des évènements annexes et des réunions importantes. La projection numérique bénéficie du matériel le plus sophistiqué. Le nombre de sièges a été réduit à 347, dont 207 au rez-de-chaussée. L’ensemble est bien sûr accessible aux personnes à mobilité réduite.
« Le Prix hongrois pour le développement immobilier a été décerné par la Société hongroise de planification urbaine sur la base de la complexité de l’investissement et de l’importance de son développement urbain, et l’Association nationale des entrepreneurs en construction a apprécié la qualité, l’originalité du monument, la facilité d’utilisation pratique et l’efficacité de l’opération. » (Krisztina L. Balogh). Après sa rénovation, l’établissement a retrouvé le succès et une fréquentation importante de près de 50 000 personnes par an. Il organise régulièrement des visites « de la cave au grenier » comprenant une présentation de la gestion professionnelle, l’histoire du cinéma, et la projection du film montrant les travaux de rénovation, tout particulièrement lors des journées du patrimoine où ce programme spécial se déroule en continu pendant deux jours. Un bien beau programme qui pourrait se prolonger dans le futur par des échanges plus concrets avec le Louxor de Paris…
Les noms successifs du cinéma :
Jean-Marcel Humbert © Les Amis du Louxor
[Merci aux auteurs du site hongrois déjà cité et dont sont tirées la plupart des illustrations. N’hésitez pas à cliquer sur les images qu’il propose, chacune d’elles donne accès à un dossier de plusieurs photos. Comme au Louxor, le centre culturel a son propre site, et aussi une page Wikipedia.