Nous apprenons avec beaucoup de retard le décès de Renan Pollès. Cette personnalité hors du commun a eu toute sa vie (5 février 1943- 23 octobre 2019) des activités étonnement multiples et singulières, bien définies sur son avis de décès qui indique « Renan Pollès, Artiste en tout genre ». Mais il était avant tout directeur de la photographie – ou chef-opérateur – et réalisateur de films.
Renan Pollès a travaillé avec de nombreux réalisateurs, dont Jacques Doillon, Romain Goupil, Michel Andrieu et Pascal Thomas. Il a signé l’image de plus d’une cinquantaine de longs métrages, et l’on se souviendra de sa manière très particulière de caresser les sujets, de les mettre en lumière, comme par exemple dans le délicat Bastien et Bastienne de Michel Andrieu (1978). Et bien sûr le grand public se souviendra plus particulièrement de la série des nouvelles d’Agatha Christie réalisées par Pascal Thomas avec Catherine Frot et André Dussollier (Mon petit doigt m’a dit, L’Heure zéro, Le Crime est notre affaire et Associés contre le crime, 2005-2012).
Il a parallèlement réalisé aussi près d’une vingtaine de documentaires ayant pour thème les mythes et l’art, dont Mythes et Mégalithes (1988), et Il était une fois l’Atlantide (1997).
Dans le cadre de l’exposition Egyptomania (1994), le musée du Louvre avait décidé de coproduire un film documentaire sur le sujet, comme on en faisait à l’époque pour accompagner quasiment chaque exposition. Renan Pollès avait été choisi à la fois au vu de ses productions antérieures, et du fait de son goût pour l’archéologie. Et c’est ainsi qu’en tant que commissaire, j’ai vu débarquer un jour dans mon bureau un homme affable et attentif (il écoutait beaucoup), et que nous avons commencé, pendant des semaines, à parler d’égyptomanie. Et non seulement il écoutait beaucoup, mais il enregistrait tout. Le sujet lui plaisait visiblement, et répondait bien à la fois à son goût pour construire une démonstration, et à son humour tout à fait adapté à cette thématique. Très vite, il s’en était complètement imprégné, et en avait compris toutes les subtiles circonvolutions.
Dans son Esquisse d’une démarche, Renan a résumé son approche du sujet, et montré toute la sensibilité avec laquelle il l’a abordé. Ce très beau texte de travail écrit d’une plume littéraire et élégante, demeuré inédit, mérite d’être publié ici en hommage à son auteur.
Egyptomania, esquisse d’une démarche
« Ce film remplira une tâche pratique, celle de montrer ce qui échappe aux murs, aux vitrines, aux étiquettes : le trop grand, l’intransportable, l’inclassable. L’art monumental qui, des restaurations romaines et des fabriques romantiques, envahit l’architecture des palais, des manoirs, des cimetières, des édifices publics, des immeubles d’habitation, des usines, des magasins, des salles de spectacles et des ouvrages d’art. Les sphinx, obélisques et pyramides qui fleurissent aux carrefours des villes et s’adaptent à tous les climats. La décoration intérieure enfin qui, des appartements de Marie-Antoinette et des loges maçonniques, gagne l’habitat bourgeois, les halls d’exposition el les salles de cinéma.
« Mais ce film voudrait se servir de cette qualité que le cinéma partage avec l’égyptomanie, d’être une formidable machine à rêver. Il s’attachera surtout à montrer ce qui échappe au regard : la musique, la littérature, la pensée, le sentiment. Démarche particulièrement nécessaire pour aborder l’égyptomanie qui ne produit pas de formes innocentes, mais les charge de symboles dont l’obscurité même assure la puissance et dont les ramifications se perdent dans le temps et dans l’espace ; supplément d’âme que le style égyptien ajoute à l’objet et en fait un support au rêve.
« II essayera de suivre ce cheminement à travers un symbolisme complexe qui a traversé les siècles et s’est chargé au gré des modes et des idéologies, d’images et de sens. De lui redonner son caractère totalitaire et universel qui a su s’infiltrer dans tous les domaines de la création humaine, de l’édifice monumental au minuscule bibelot, de la garniture de cheminée aux bijoux, du récit exotique aux écrits hermétiques, de la métaphysique à la bande dessinée, de l’opéra à la musique rock, de la superproduction historique au film d’horreur, des sciences occultes au panneau publicitaire, du mysticisme à la mode, et ce, d’un bout à l’autre de la planète, traversant les pays, les civilisations, les religions et les institutions.
« Non sans un certain humour et en se servant parfois même des fantasmes de l’égyptomanie (une momie nous accompagnera par exemple dans le départ de cette quête, et nous croiserons des Isis et des Cléopâtre de chair), ce film nous amènera tout autour du monde et particulièrement en Égypte, Italie, France, Belgique, Angleterre, Russie et États-Unis, et traversera toutes les époques à la recherche des plus belles réalisations de l’égyptomanie.
« Voyage dans la mémoire rêvée de l’humanité, il parcourra ses arcanes peuplés de dieux anciens et de visions futures, de fleuves inépuisables et de déserts sans fin, dans un passé primordial où tout est né et où le temps ne peut que revenir, et parfois cédera à la tentation du secret, cette volupté de l’esprit qui peut atteindre l’homme le plus simple comme l’intellectuel le plus endurci.
« Donner à voir, donner à entendre, mais surtout donner à rêver, en sondant les réservoirs inépuisables et sans cesse renouvelés de l’égyptomanie. »
Renan Pollès, 1993
Petit à petit, vu la complexité et l’encyclopédisme du sujet qui touchait à tous les domaines, il avait été décidé de construire la démonstration en chapitres explicitant chacun des domaines évoqués. Malheureusement, en ce qui concerne le cinéma Louxor, la salle était déjà quasiment abandonnée et en triste état quand le film a été réalisé en 1993, et il n’avait pas été possible d’y organiser un tournage. Toutefois, Renan avait tenu à souligner le caractère exceptionnel de l’édifice. D’une durée de 52 minutes, le film a connu une belle carrière à la télévision et a été commercialisé en VHS, mais jamais malheureusement, jusqu’à présent, en version numérique.
L’aventure d’Egyptomania, qui s’est continuée à Ottawa et à Vienne où le film a été également projeté, a certainement marqué très profondément Renan Pollès, au point qu’il décida d’écrire un livre sur la partie la plus cinématographique et psychologique – pour ne pas dire psychanalytique – du sujet. Ce sera, en 2001, La Momie, de Khéops à Hollywood, un ouvrage magnifique, dont j’ai tenté de résumer l’approche originale à la fin de la préface qu’il me demanda : « “L’enfer, c’est les autres”, écrivait Jean-Paul Sartre. Que dire de tout ce que nous avons fait subir aux momies ? Et si c’était ça, la vie dans l’au-delà ? Et si, pour elles, l’enfer, c’était nous ? »
Depuis, Renan Pollès a continué à nous étonner avec ses expositions de photographies de montages d’objets détournés, dont celle restée fameuse sur les Vanités, qu’il présentait ainsi : « Notre civilisation est celle de l’objet et de l’accumulation, celle de la consommation effrénée et du gaspillage. Les objets d’hier qui composaient les anciennes vanités, survivaient pour la plupart à leurs possesseurs, et les œuvres montraient l’inutilité qu’il pouvait y avoir à s’attacher à des objets qui nous survivraient et rendaient encore plus dérisoire cette volonté de l’homme de se les approprier. Les vanités modernes nous montrent le temps sous un autre jour, nous vivons aujourd’hui, peut-être plus que jamais, entourés d’objets dont la mort est programmée dès la naissance, rares sont ceux qui nous survivront et paradoxalement plus notre univers devient éphémère, moins nous regardons la mort en face… » Et la présentation de l’exposition soulignait, parlant de la mort : « Renan Pollès ne la regarde pas, il la met en scène ; et pour ne pas la craindre, il se joue d’elle, l’habille de lumière, l’invite dans son quotidien, à sa table, dans son garde-manger. Elle jette un froid ? Il la met au congélateur. Ses natures mortes nous appellent à vivre et nous rappellent que si les vanités ont pour but de nous éclairer sur le vide de l’existence terrestre, l’art de la vanité célèbre l’existence humaine en sublimant ses créations ».
Entre temps, ses romans et ses essais ont ravi un public d’amateurs, dont le dernier, Exit (juillet 2019) portait malheureusement un titre prémonitoire.
Pour sûr, la pesée de l’âme aura été favorable à Renan Pollès, et il a maintenant certainement rejoint le royaume d’Osiris. Renan, votre regard à la fois malicieux et acéré va beaucoup nous manquer…
Renan Pollès repose auprès de ses parents au cimetière de Tréguier. Que cet article soit l’expression de la tristesse et des condoléances des Amis du Louxor auprès de ses fils, de ses sœurs et de ses petits-enfants.
Jean-Marcel Humbert, février 2020