Au temps du cinéma muet au Louxor…
À l’époque, Carte’com n’existait pas encore, mais de petites cartes publicitaires aussi bien pour des restaurants que pour des spectacles étaient distribuées dans la rue, le plus souvent par des « hommes-sandwichs ». Ces cartes se distinguaient des cartes postales publicitaires par leur taille plus petite et par leur matière, une cartoline moins épaisse. Le présent document, fait spécialement pour le cinéma Louxor, mesure 8 x 10 cm.
Le côté texte de la carte comporte le titre du film, La Colère des Dieux, réalisé aux États-Unis en 1922 par Norman Dawn, dans lequel Sessue Hayakawa a pour partenaires notamment Ann May, Bessie Love et Sydney Franklin. On trouve également la période de projection du film, d’une durée d’une semaine, du vendredi 7 au jeudi 13 décembre ; mais l’année n’est pas indiquée, puisqu’il s’agissait d’une « consommation » immédiate. La programmation du Louxor, reconstituée par les Amis du Louxor, précise qu’il s’agissait de l’année 1923. La date de sortie du film aux États-Unis (1922) confirme bien que le Louxor projetait des films très récents. Sans être une salle de première exclusivité, le Louxor avait une programmation de qualité. A côté des longs métrages récemment sortis, il offrait notamment, semaine après semaine, pour fidéliser les spectateurs, les derniers feuilletons à succès (ainsi en 1923, L’Affaire du Courrier de Lyon de Léon Poirier, La Maison du mystère d’Alexandre Volkoff, La Porteuse de pain de René Le Somptier). Très appréciés également, les films courts comiques américains avec les vedettes comme Buster Keaton : Frigo à l’Electric-Hôtel (The Electric House, 1922), La Guigne de Malec (1921), Malec champion de tir (The High Sign, 1921), La Maison démontable de Malec (1920).
On remarque également que le jour de changement de programme était le vendredi. Cette date sera maintenue jusqu’en 1937, avant de passer au jeudi puis au mercredi, avant de revenir au jeudi et, de nos jours, de nouveau au mercredi. On note par ailleurs un autre élément intéressant concernant le Louxor : la mention « location », en bas à droite avec le numéro de téléphone « Trudaine 38 58 », indique que deux ans après son ouverture, le Louxor avait un fonctionnement encore calqué sur celui des théâtres. L’historien du cinéma Jean-Jacques Meusy précise « qu’il s’agissait là d’une pratique courante pour les cinémas de quartier dans l’entre-deux guerres surtout, car le téléphone gagnait du terrain et commençait à se démocratiser (dans certains cas la réservation avait lieu sur place). Les cinémas du centre de la capitale n’évoquaient pas la location sur leurs publicités ou s’ils le faisaient exceptionnellement, ne donnaient pas de numéro de téléphone. À noter qu’entre 1928 et 1930, plusieurs cinémas « d’avant-garde » mentionnaient régulièrement la réservation avec leur numéro de téléphone, comme par exemple L’Œil de Paris, le Studio 28 ou le Studio des Ursulines. » (remerciements à Jean-Jacques Meusy pour les renseignements qu’il nous a transmis).
L’autre côté de la carte ne présente aucune scène du film, mais une simple photo sans décor de l’acteur Sessue Hayakawa, montrant ainsi que le star system était déjà bien établi. D’ailleurs, la publicité de la carte est uniquement basée sur son nom cité du côté texte avec le qualificatif de « prodigieux artiste ». Les spectateurs du Louxor avaient déjà pu voir Sessue Hayakawa pendant la semaine du 4 mai 1923 dans le film L’Enfant du Hoang-Ho (The First Born, 1921) de Colin Campbell. La soirée comprenait aussi le documentaire La Grande Chartreuse, La Maison démontable de Malec (1920, court-métrage de Buster Keaton) et un deuxième long métrage, Le Circuit de l’amour, comédie américaine de Frank Urson avec Wallace Reid et Agnès Ayres. Et enfin une attraction de l’entracte : le fantaisiste Daras. Sur la centaine de films que Sessue Hayakawa a tournés entre 1914 et 1967, on se souvient surtout de lui grâce, entre autres, à Macao, l’enfer du jeu (1942), et bien sûr au Pont de la rivière Kwaï (1957).
Il est curieux de constater que la photo choisie est plutôt fade, et guère représentative du film qu’elle prétend défendre, même si l’acteur, habillé à l’occidentale, y est parfaitement reconnaissable. La comparaison avec les publicités américaines pour le même film est à cet égard révélatrice d’une vision très différente du marketing, et peut-être d’une frilosité des publicitaires parisiens qui n’ont pas osé proposer aux spectateurs du Louxor une vision réaliste d’une Chine traditionnelle et de ses cruautés (réelles ou supposées). Fourberie, torture, tous les clichés que l’on prête aux asiatiques dans les films de l’époque sont là.
Par ailleurs, le choix du titre français du film paraît étrange, car déjà il crée une confusion avec un film de 1914 portant le même titre, La Colère des Dieux, également joué par Sessue Hayakawa. Par ailleurs, il n’a rien à voir avec le titre original américain The Vermillion Pencil, qu’il ne traduit pas, ni avec le sens de l’histoire : le crayon rouge levé vers une personne indique que celle-ci est condamnée à une mort « dans mille souffrances ».
Dans ce mélodrame sombre et spectaculaire qui mène les héros dans les entrailles d’un volcan en activité, Sessue Hayakawa joue à la fois le vice-roi Tse Chan et son fils Li Chan. Le premier périra dans la lave du volcan tandis que le second et son amoureuse Hyacinth parviendront à s’échapper. D’une durée de 50 minutes, ce grand film n’était pas projeté seul. On donnait, lors de la même séance au Louxor, les actualités de Pathé Journal, un film d’aventures : Son type ou Le Lièvre et la Tortue, comédie dramatique avec Tom Mix, et un film comique, A propos de bottes.
Jean-Marcel Humbert ©lesamisdulouxor.fr