« Chez Dupont tout est bon… »
Heurs et malheurs du plus célèbre café de Barbès.
Nous avions publié en 2012 un article, « Mémoire des cafés de Barbès ». Il y était, entre autres, question du plus célèbre d’entre eux, le Dupont-Barbès. Mais l’apport de nouveaux documents nous a conduits à consacrer à cette ancienne brasserie un article à part entière en quatre parties : I. Des origines aux transformations. II : La vie de la brasserie. III : anecdotes quotidiennes et cinéma. Le quatrième article est consacré à la fresque de Leonetto Cappiello.
En effet, grâce à une exceptionnelle série de photos de l’album privé Bouvard-Marcellin, série aimablement communiquée par Marie Noëlle Prual, à laquelle nous sommes très reconnaissants, à la générosité de Marie Laure Soulié-Cappiello, qui a bien voulu m’ouvrir ses archives, et à de nouvelles investigations, pour lesquelles Jean-Marcel Humbert, que je remercie chaleureusement, m’a accompagnée, nous sommes aujourd’hui en mesure de compléter l’historique de cette brasserie.
A – Les origines : de L’Assommoir au Dupont-Barbès.
Au croisement du boulevard de Rochechouart et de ce qui était encore, avant de devenir le boulevard Barbès, la continuation de la rue des Poissonniers, Émile Zola, en 1876, avait situé le bistrot du père Colombe dans L’Assommoir :
« L’enseigne portait, en longues lettres bleues, le seul mot : Distillation, d’un bout à l’autre. […] Le comptoir énorme, avec ses files de verres, sa fontaine et ses mesures d’étain, s’allongeait à gauche en entrant ; et la vaste salle, tout autour, était ornée de gros tonneaux peints en jaune clair, miroitants de vernis, dont les cercles et les cannelles de cuivre luisaient. Plus haut, sur des étagères, de bouteilles de liqueur, des bocaux de fruits, toutes sortes de fioles en bon ordre, cachaient les murs, reflétaient dans la glace, derrière le comptoir, leurs taches vives, vert pomme, or pâle, laque tendre. Mais la curiosité de la maison était, au fond, de l’autre côté d’une barrière de chêne, dans une cour vitrée, l’appareil à distiller que les consommateurs voyaient fonctionner, des alambics aux longs cols, des serpentins descendant sous terre, une cuisine du diable devant laquelle venaient rêver les ouvriers soûlards »1.
C’est de ce côté impair du boulevard Barbès qu’en 1908 l’annuaire Didot Bottin enregistre un « Crouzet Pierre, limonadier », qui occupait déjà l’angle des boulevards Barbès et Rochechouart. On peut lire le nom de Crouzet sur une carte postale :
Pierre Crouzet cède en mars 1909 la brasserie à Émile Joseph Ferdinand Lambert Dupont. Ce dernier est né en Belgique, à Chiny sur Senoy, le 10 juillet 1862, et sera naturalisé français le 10 juillet 1941. Il mourra le 7 août 1945. Il avait ouvert en 1885 son premier café à tarifs réduits. Sur les cartes ci-dessous – grand merci à Alain Baudens – on voit, à l’angle des rues Lecourbe et Mademoiselle, un « Bar E. Dupont ». L’immeuble avait été construit en 1904. Sur deux de ces cartes, qui datent de 1912-1913, on peut constater qu’il s’agit, en plus d’un café à proprement parler, d’un débit de vins. Est même indiquée une « distillation ». En 1910, le Bottin Hachette Rues mentionne en effet à cet endroit un « Dupont, Vins ». Émile Joseph y est associé à un certain Moysset :
On y pratique même des soldes :
La troisième carte, photo prise sans doute à la même période, permet de mieux distinguer les détails de ce qui semble déjà une très belle brasserie, un « billard-café » dont le personnel prend la pose pour la photographie :
La suscription : « Caves Dupont, Vecker successeur », ajoutée après coup, confirme l’importance de la vente des vins, mais interroge : s’agit-il d’un nouvel associé, ou Émile Joseph a-t-il vendu l’établissement ? La dernière hypothèse est peu vraisemblable, puisque le même établissement deviendra plus tard, sous la direction de son fils Émile Louis, le luxueux Dupont Cambronne.
C’est en 1919 qu’Émile Joseph cède le Café Dupont de Barbès, qui servait jusqu’à cette date la tasse de café à 10 centimes, à son fils Émile Louis, né à Paris le 3 octobre 1888. Ce dernier a fait ses premières armes, de septembre 1905 à juillet 1906, à la Grande épicerie du Château d’Eau – devenue peut-être aujourd’hui, au 37 rue du Château d’Eau, la Grande Épicerie de Paris – chez Paul Charton, dont il épousera le 14 janvier 1913 la fille, Suzanne Constance Julie. En 1909, lors de son incorporation au service militaire, il est déjà « cafetier, garçon limonadier ».
Le Café Dupont devient en 1919 le Dupont-Barbès.
Entre 1919 et 1934, Émile Louis créera d’autres brasseries Dupont : Dupont-Clichy (boulevard de Clichy), Dupont-Montmartre (rue du Faubourg Montmartre), Dupont-Moka (place des Ternes), Dupont-Métropole (boulevard Montmartre), Dupont-Cambronne (rue de Cambronne), Dupont-Latin (boulevard Saint-Michel), sans compter d’autres brasseries ne portant pas son nom, comme Le Berry ou Le Cyrano…
Une carte photo montre la terrasse d’un de ces Dupont parisiens, le Dupont-Cambronne, « Grand comptoir » qui, à l’angle des rues Mademoiselle et Lecourbe, succède donc à l’établissement de son père, dont nous avons vu les images. Elle témoigne du succès de ces brasseries :
B – Les transformations de la brasserie Dupont-Barbès.
– La nouvelle société
Émile Louis s’associe le 30 octobre 1927 avec Julie Clarisse Eugénie Courtillat, veuve Charton, sa belle-mère, et Adèle Mathé, peut-être sœur de sa mère, Delphine Marie Mathé, puisqu’elles portent le même patronyme (La Journée industrielle, 3 décembre 1927). Émile-Louis est alors qualifié de « limonadier-restaurateur » :
Les Annonces parisiennes d’octobre 19272 nous en apprennent un peu plus : Émile Louis et sa belle-mère résident à la même adresse, 14 boulevard Barbès, et Adèle Mathé est « rentière ». Il apporte « le fonds de commerce proprement dit, le nom commercial, la clientèle et l’achalandage, le droit de se dire successeur de M. Émile Dupont ». Est aussi concernée sous ses diverses formes la « marque commerciale Chez Dupont tout est bon », qu’il a donc déjà inventée, ainsi que « l’agencement et l’installation dudit établissement », tout le mobilier et le « matériel commercial » qui s’y trouvent, ainsi que deux voitures.
Des actions sont même émises :
– Un « héros populaire » : portrait d’Émile Louis Dupont.
Le 26 mai 1934, L’hebdomadaire Voilà publie l’interview par Maggie Guiral d’Émile Louis Dupont3 , qualifié pour l’occasion de « héros populaire ». Cet article révèle bien des choses à la fois du fonctionnement du Dupont-Barbès et de la psychologie complexe de son directeur. On en trouvera confirmation dans d’autres articles. Une phrase et une photo sont mises en exergue :
« La première tasse de café servie à un client par Monsieur Dupont a été faite dans un petit percolateur qu’il conserve comme un fétiche ».
On apprend dans Voilà qu’il « porte sur son visage ardent et coloré la bonne humeur, la volonté » et que « dès le seuil, l’honnêteté guette » dans ses établissements, sous la forme de deux avis :
Mais aussi qu’y règne « l’autorité » : M. Dupont « a le goût des mandements napoléoniens ». Dans son journal, Dupont-Magazine, « il s’adresse à son peuple – peuple de 600 gérants, caissiers, directeurs ou serveurs – en termes rigoureux et impératifs ». La métaphore impériale sera reprise par d’autres journalistes… Il déclare qu’il veut donner au public « ce qu’il ne pouvait avoir […] le luxe auquel ils aspirent ». Il raconte son parcours, depuis son « petit bistro » où ses amis se moquaient de son expression « Venez, chez Dupont tout est bon ». Le slogan était trouvé : la phrase « sonnait bien », « il y avait quelque chose à exploiter ». La suite est tout aussi révélatrice de son sens du commerce, de son hyper activité, et, peut-être, d’une certaine mégalomanie :
« J’ai lancé la grande lumière qui n’existait pas : le grand luxe (il tient à ce mot, sa mystique et son fétiche tout ensemble) qui n’existait pas. Les papillons sont appelés à la lumière et le public aussi ».
Évoquant ses autres établissements, et ses « ennuis avec l’administration », il se plaint du refus de lui accorder « la permission de la nuit » pour son restaurant des Ternes : il avait compris qu’à la sortie des « bals de société », « les danseurs seraient ravis de manger un morceau, de boire un café-crème ». Pour la création du Dupont-Latin, il a « préparé un calicot : Honneur aux étudiants et à mon futur public ». Il sait « tout faire » et surveille, comme un « ingénieur », le chantier. Il lui faut :
« toujours être sur la brèche, toujours dans l’ambiance […] Je cours, je viens : dans les coulisses, dans les caves, dans les cuisines. J’arrive impromptu. Je dîne ici, je fais un tour là, pour m’assurer que mes méthodes sont appliquées […]. On ferme à trois heures et on rouvre à quatre. Et je prends huit jours de congé par an ».
La journaliste, visiblement impressionnée par le personnage, conclut : « Il a redonné le lustre et l’accent à son nom un peu anonyme à force d’être français ».
C. La rénovation et la fresque de Cappiello.
L’établissement est rénové en 1935, après un incendie que nous évoquerons plus tard, par l’architecte décorateur Charles Siclis, et le bar orné d’une fresque de Leonetto Cappiello (1875-1942), fresque qui subsistera jusqu’à sa fermeture. Intitulée La Fête de Paris, elle est longue de 22 mètres sur 3 mètres de haut, avec comme thématiques le cirque, le French Cancan, la musique, l’amour et la bonne chère.
Une exposition au Musée d’Art et d’Histoire Louis-Senlecq de l’Isle-Adam (28 avril-22 septembre 2024), accompagnée d’un beau catalogue, a été consacrée à l’œuvre de caricaturiste de Cappiello, qui « esquisse un portrait du Tout-Paris artistique, littéraire et mondain de la Belle Époque »4 :
C’est en 1961 que ferme la brasserie, et que la fresque, peut-on lire parfois, serait détruite. Heureusement il n’en a rien été. Grâce à Marie Laure Soulié-Cappiello, petite-fille de l’artiste, que je remercie chaleureusement pour son accueil, nous pouvons apporter quelques précisions sur le devenir de cette fresque, et la découvrir enfin dans sa totalité. Nous publierons bientôt un article qui lui sera consacré, mais d’abord, nous nous interrogerons sur la vie au Dupont-Barbès.
À suivre…
Nicole JACQUES-LEFÈVRE ©Les Amis du Louxor
Notes
1- L’Assommoir, Paris, Fasquelle, 1906, p. 36. Pour une étude de la cartographie du quartier dans le roman de Zola, voir, dans La Goutte d’or, faubourg de Paris, éditions AAM/Hazan, 1988, l’article de Philippe Hamon, « Les lieux de l’Assommoir », p. 64-75, et le chapitre « La Goutte d’or décrite par Émile Zola », p. 77-97.
2- Les Annonces Parisiennes, 23 novembre 1927 (Gallica)
3- Voilà, 26 mai 1934 (Gallica)
4- Voir aussi Jacques Viénot, L. Cappiello, sa vie et son œuvre, préface de Jean Cocteau, Paris, Éditions de Clermont, 1946, 144 p., Cappiello, 1875-1942, Caricatures, affiches, peintures et projets décoratifs, Paris Grand Palais, 3 avril-29 juin 1981, Éditions de la Réunion des Musées nationaux, Paris, 1981 et Marie-Laure Soulié-Cappiello, Cappiello. Catalogue raisonné des caricatures, 1898-1905, Marseille, éditions Sillages, 2011.
5- Articles de presse : Gallica-BNF et Retronews.