« Chez Dupont tout est bon ».
Heurs et malheurs du plus célèbre café de Barbès
L’article sur la brasserie Dupont-Barbès est scindé en quatre parties : I. Des origines aux transformations II. La vie de la brasserie III. Anecdotes quotidiennes et cinéma IV. La fresque de Cappiello
A – Dupont-Barbès entre 1925 et 1929.
Les photos que la générosité de Marie Noëlle Prual nous permet de publier présentent un intérêt exceptionnel quant à la vie de la brasserie. Certaines des personnes représentées sont certainement des clients du Louxor, et en tout cas l’ensemble en constitue un bon échantillonnage car la clientèle de ce type de brasserie était la même que celle des cinémas de quartier. Il nous est possible de les dater, au moins approximativement : Albert Marcellin, premier propriétaire de ces photos, était embauché en 1925 comme garçon restaurateur à la brasserie et y resta jusqu’en 1929. Elles ont sans doute été prises à divers moments, peut-être à des heures ou des jours différents, avec des fréquentations variées, et selon divers angles – autour du comptoir ou dans la salle. Les guirlandes et les panneaux laissent penser qu’elles ont été prises lors des fêtes de fin d’année :
On remarque l’importance de la lumière et des miroirs, mais aussi la diversité des coiffures et des vêtements des clients – et l’importance des moustaches ! – signalant une fréquentation variée, et que tous, clients et serveurs, prennent la pose, sans doute devant l’appareil d’un photographe professionnel :
Une autre photo présente le personnel au complet, très nombreux, en veste blanche et nœud papillon, gilet ou tablier pour les hommes, alors que les femmes, – restent-elles, caissière exceptée, en cuisine, on n’en voit pas sur les autres photos – portent robe noire et col blanc. Derrière le comptoir s’affiche la fameuse devise :
Les clientes sont peu nombreuses. On en distingue pourtant quelques-unes ici :
Ici l’on perçoit mieux la disposition de la salle, et son lustre impressionnant :
Au premier plan, les boissons apéritives et les cafés, tandis que le fond de la salle, séparé, semble consacré aux repas :
La carte du restaurant (ici un peu plus tardive) était alléchante :
On buvait du très bon vin dans les établissements Dupont : le 18 novembre 1936, La Journée vinicole indiquait que lors de « la Vente des Hospices de Beaune », « 5 pièces, 11 hecto 40 », avaient été « adjugées à 5600 francs à la maison Emile-Louis Dupont à Paris », et, le 24 avril 1939, Le Progrès de la Côte d’or indiquait que lors de la « Vente des Vins fins des Hospices des Nuits Saint-Georges », il avait été acheté 300 bouteilles pour chacune des brasseries Dupont-Bastille, Dupont-Parnasse et Dupont-Latin.
Ici en premier plan un beau siphon, qui faisait partie de l’équipement classique des cafés de l’époque :La brasserie était dotée de trois cabines téléphoniques qui apparaissent sur cette photo peut-être prise en fin de journée, peu avant la fermeture :
Tandis qu’une dernière image offre la vue de la brasserie vidée de ses clients :
Sur toutes ces photos, on constate le caractère luxueux du mobilier et du décor de la brasserie, ainsi que les tenues élégantes du personnel. On a vu que son propriétaire éprouvera néanmoins le besoin, en 1935, de le faire rénover, en lui donnant une touche de modernité. Mais c’est qu’un incendie était advenu.
B – Petite chronique de la vie « Chez Dupont ».
– Un incendie :
Les interventions des photographes pouvaient être dangereuses. Ainsi, en 1935, un incendie, au moment de ces mêmes fêtes de fin d’année, et plus précisément lors du réveillon de la Saint-Sylvestre – ce qui permet l’hypothèse que ces photos étaient régulièrement commandées par le patron, sans doute à des fins publicitaires – fut provoqué par le flash d’un appareil au magnésium, comme en témoignent un article du Journal de Saint-Denis, du 5 janvier 1935, et une photo d’agence :
L’Express du midi précise que l’incendie débuta vers 3h du matin, le feu se communiquant « aux motifs en papier de décoration ornant la salle du débit », et que « les consommateurs pris de panique brisèrent des glaces, renversèrent les tables ». Mais « les pompiers alertés en toute hâte ont éteint le commencement d’incendie très rapidement », ce que confirme La Dépêche de Brest du 2 janvier, ajoutant que « les dégâts sont peu importants ». La brasserie parisienne intéressait aussi la province…
Les travaux de rénovation avancèrent assez vite, si l’on en croit l’article de Paris-Soir du 19 avril 1935 :
– Louis Émile Dupont, ses clients et son personnel.
Revenons, à partir des différents articles que la presse lui a consacrés, à l’image qu’on peut se faire de ce patron que Voilà en 1934 révélait, nous l’avons vu, à la fois très habile et très exigeant. Le 1er mars 1931, Le Crapouillot reproduisait un entretien avec Louis Émile Dupont, « empereur du café-crème », et « archimillionnaire », « petit homme vif, étonnamment sympathique », « l’inventeur d’un certain genre “après-guerre” ». Il montrait déjà en celui-ci un commerçant soucieux d’attirer sa clientèle, mais aussi soumettant son personnel à une surveillance pointilleuse. Une photographie précédait l’article :
Le journaliste soulignait, en un style quelque peu emphatique, la popularité des brasseries Dupont, et la qualité du décor :
« Aux quatre coins de Paris on connaît maintenant ces bars populaires énormes dont les comptoirs de cuivre, les percolateurs, les robinets, la verrerie, le marbre, renvoient les éclats vertigineux des innombrables lampes électriques qui tapissent les plafonds et jettent au visage des consommateurs une lueur blafarde ».
Émile-Louis évoque son passé, ses trouvailles, comme « la brioche sur la table » et son « livre de réclamations ». Il avait fait publier dans L’Intransigeant du 30 mai 1929 un encart publicitaire annonçant la mise en place de ce « registre de conseils et de réclamations » :
Il confirme que « le brillant, la lumière » sont les principaux éléments de son succès et ajoute :
« J’ai voulu faire beaucoup pour la famille. La maman, la demoiselle viennent chez Dupont. Mon personnel est dressé. J’y ai l’œil. Je leur tombe sur le râble n’importe quand. À trois heures du matin et faut que ça brille ». [Il sert] « 25 000 cafés, petits noirs et crèmes, par jour, 800 000 litres de bière par an ».
L’entretien se termine par une dernière précision de celui qui tient décidément à son image de novateur :
« Vous pouvez dire aussi que je suis le promoteur du sens unique à la cuisine. Comme ça, je n’ai plus de vaisselle cassée dans les croisements… ».
En ce qui concerne les relations du patron et de son personnel, L’Humanité du 15 février 1927 avait déjà dénoncé ses pratiques, appelant même la « clientèle ouvrière » à la « mise à l’index » des établissements Dupont, après un rétablissement par Louis Émile des « frais » pour les « garçons de comptoir » travaillant parfois depuis plusieurs années dans l’établissement :
La Journée vinicole publie, le 9 mars 1939, un article très élogieux, confirmant la volonté d’Émile Louis, qualifié de « capitaine d’industrie », d’être le seul responsable de ses « créations » et de leur fonctionnement. « Intelligent, actif », il a su inventer une « formule nouvelle », réunir « dans un cadre moderne […] le “bistrot” de quartier, la brasserie et le restaurant » et « voulut que chez lui ce fut simple, bon et copieux et de prix abordable ». Il « étudia, rectifia, améliora », ne se laissant pas « griser par un légitime succès » et créa d’autres « Dupont » qui tous ont réussi « menant chacun leur existence particulière, servant une clientèle différente, mais animés du même esprit patronal qui tient tous les fils conducteurs de l’affaire ». Le journaliste en devient presque lyrique :
« J’aime l’homme pour son regard droit, pour son dynamisme, pour sa compréhension du subordonné […] chez lui on peut accéder aux plus hauts postes par le travail, l’intelligence et l’honnêteté ». [Il loue sa] « volonté opiniâtre, bel exemple pour les timorés, les indécis et les pessimistes »…, [et qui a fait que] « Le Dupont est devenu un des lieux de la vie parisienne et chacun, par sa clientèle, reflète la physionomie de son quartier ».
Spécificité oblige, le journaliste lui a posé « quelques questions se rapportant particulièrement au vin ». On apprend donc que tous les Dupont servent les mêmes vins, « ce qui permet des achats considérables et des prix intéressants sans nuire à une qualité indiscutable ». Si le « vin au comptoir » a d’abord « été négligé au bénéfice d’apéritifs qui faisaient une énorme publicité […] le public, timide d’abord, s’enhardit et réclame des vins de pays ». Il n’y a pas de « sommelier de salle » en raison de « charges trop lourdes », mais « un personnel de cave pour les soins à donner au vin » et sur les menus « chaque nom de vin est suivi de quelques adjectifs qui indiquent au profane ses caractéristiques ».
Terminons cette petite revue par l’évocation de deux articles presque contemporains, qui de surcroît accompagnent le commentaire de caricatures du personnage. Celui de La Presse, le 17 août 1948, offre quelques nouveaux renseignements sur la personnalité, et même le physique, de notre « héros populaire » :
« L’homme a de la personnalité » écrit le journaliste, « et il ne se laisse pas ignorer ». Il est né rue de la Roquette : « Son accent le proclame, ainsi que ses manières rondes et “bon enfant” ». Il est « de taille moyenne, le teint coloré, cheveux d’argents clairsemés, et sourcils très noirs », et, omniprésent dans ses brasseries, a « du vif-argent dans les veines » :
Le journaliste rappelle ses origines, son premier travail de « commis-épicier », la transmission paternelle du café qu’il fit « remettre à neuf », faisant « flamboyer sur la façade une enseigne au néon sur laquelle son nom se lisait en gigantesques lettres rouges », et, bien sûr, le fameux slogan.
Dans le long article de la revue Constellation d’avril 1949, même dithyrambe concernant « l’empereur des cafés-crèmes », et ses brasseries. Le journaliste entreprend de résumer l’épopée, non sans quelques détails curieux, depuis l’année 1938 où Dupont était devenu « monarque omnipotent » des cafés parisiens. Mais cette fois on notera aussi quelques railleries.
« Pour un franc (café, lait et croissant compris), sous le miroitement des glaces, des nickels et des cuivres, assis dans des fauteuils de cuir, on pouvait tourner durant des heures des sucres au fond des verres en se gavant de tangos argentins. […] On volait chez Dupont 200 000 croissants dans l’année. Ne jamais porter plainte soutenait encore la publicité. […] Tracé au néon en lettres gigantesques, le slogan débonnaire éclipsait toutes les limonades concurrentes ».
Élément que nous n’avions pas encore rencontré, la présence de la musique. Dupont « innova le café music-hall » : garçons habillés « comme des danseurs du Casino de Paris, en vestes blanches, gilets vermillons et pantalons serrés à la cheville ». Et voilà notre héros transformé en « maître de ballet », réglant « leurs arabesques au rythme des accordéons » ! La métaphore impériale est filée, les différentes brasseries Dupont, cinq ans après, « esquissant la manœuvre d’enveloppement de la capitale » et « gagnant successivement 12 batailles », tandis que la formule est copiée dans le monde entier.
On a vu déjà la surveillance exercée par Louis Émile sur ses établissements. On apprend ici qu’il se déguisait, portant une fausse barbe et des lunettes fumées pour « consommer incognito » ! Les caricatures illustrant l’article sont supposées donner un aperçu au lecteur de ces métamorphoses :
Il joue bien sûr un client exaspérant, et « à la moindre remarque du garçon, le patron se démasquait et prenait des sanctions »… Mais Louis Émile a connu néanmoins son « Waterloo », avec la création du Berry, puis du Triomphe sur les Champs-Élysées : beaucoup de luxe, et pourtant la clientèle visée ne suit pas. Il manque « d’y laisser toute sa fortune ». C’est la crise, et Louis-Émile « qui garde toujours son sens de la stratégie, vient d’amorcer un mouvement de recul » et liquidé sept cafés. Ses idées ont été copiées par la concurrence, et, selon le journaliste, la vétusté a frappé ses établissements : « les tapis sont usés, les plafonds se craquellent, les stores se déchirent, l’éclairage est réduit d’un tiers ».
Le même article est une mine de renseignements sur les conditions de travail et les hiérarchies chez Dupont : « trente pour cent des employés de Dupont ont plus de dix ans de service dans l’établissement ». À Barbès, la caissière est la même depuis 1929, et le garçon de comptoir « compte dix-sept ans de service ». Les caissières sont payées au mois, mais les garçons, les dames vestiaires et lavabo sont « au pourboire ». De 800 employés « avant guerre », Dupont est passé à 600. Recruté à 17 ans comme plongeur ou caviste, l’employé devient garçon de bar, de comptoir, « puis “caporal”, c’est-à-dire chef de salle, puis maître d’hôtel, gérant, gérant-directeur ». Le Dupont-Barbès arrive encore troisième dans l’ordre des bénéfices générés par les brasseries Dupont.
Pour la première fois, nous rencontrons dans un article une évocation d’un Émile Louis intime. Il voyage beaucoup, « laissant sa femme Suzanne à la maison ». Il teste d’autres idées, rapportées d’Amérique, comme la cafeteria. Maire de Muids, à 100 km de Paris, depuis 1943, il « gère sa commune comme un de ses cafés », y établissant aussi un registre de réclamations. Ayant gardé, écrit le journaliste, « la nostalgie du travesti », il « s’est fait tailler un uniforme de marin d’opérette et il porte la casquette dorée. On l’appelle indifféremment monsieur le Maire ou Amiral. Mais il est plus sensible au titre d’amiral ».
Mais il a connu un « drame profond » : son fils Pierre, prévu comme son successeur, et qu’il avait préparé en le faisant travailler à « tous les échelons de la hiérarchie », est mort à 26 ans, le 29 septembre 19411, dans un accident de motocyclette. Dans de nombreux journaux, parisiens et provinciaux, Émile Louis et sa femme font publier l’avis de décès. Ici, dans Le Matin du 2 octobre 1941 :
Puis, toujours dans de multiples quotidiens, des encarts où ils se disent « très touchés des nombreuses marques de sympathie qui leur sont parvenues » et « remercient leurs amis d’avoir pris part à l’immense malheur qu’ils ont éprouvé en la perte cruelle de leur fils bien-aimé Pierre Dupont ». Ils résident alors 106, boulevard Maurice Barrès, à Neuilly.
C’est un homme fatigué, accablé d’une « douleur tenace » qu’évoque alors le journaliste :
« Il lui arrive maintenant de demeurer seul, pendant des heures, dans son hôtel particulier de Neuilly. […] Il réfléchit, plongé dans son passé. […] Il laisse apparaître parfois dans ses yeux une certaine lassitude ».
Il mourra à Neuilly, le 3 juillet 1971, et sera enterré au cimetière de Passy, après une cérémonie religieuse à l’église Saint-Jean-Baptiste de Neuilly.
Mais notre étude n’est toujours pas terminée ! À suivre…
Nicole JACQUES-LEFÈVRE © Les Amis du Louxor
Note
1. Et non 1942 comme l’écrit le journaliste.
2. Articles de presse : Gallica-BNF et Retronews