« Chez Dupont tout est bon… »
Heurs et malheurs du plus célèbre café de Barbès.
L’article de Nicole Jacques-Lefèvre sur la brasserie Dupont-Barbès est scindé en quatre parties : I. Des origines aux transformations II. La vie de la brasserie III. Anecdotes quotidiennes et cinéma IV. la fresque de Cappiello.
Marie Laure Soulié-Cappiello, petite-fille de l’artiste, m’a donc généreusement ouvert ses archives. Nous pouvons désormais découvrir, comme cela n’a jamais été fait depuis 1961, la fameuse fresque, et suivre aussi ses pérégrinations jusqu’à… New-York.
A. Images de la fresque.
Avant d’intervenir dans la brasserie, Cappiello avait créé pour Dupont-Barbès en 1933 une affiche publicitaire reprenant le fameux slogan, et donnant une bonne idée de son style dans ce domaine :
Mais combien plus grandiose est la fresque, que nous pouvons tout d’abord regarder dans son ensemble ! Car elle n’avait fait jusqu’à présent l’objet que d’une – mauvaise – photo dans le Monde illustré du 29 juin 1935, pour illustrer l’article du journaliste Louis Vauxcelles, que j’aurai l’occasion de citer.
« Rêve jeune et enivré », d’une « allégresse rythmée », comme l’écrira Gérard d’Houville dans un article que nous publions plus bas dans son intégralité, elle joua un grand rôle dans l’attractivité du Dupont-Barbès. Tous les documents qui suivent sont issues des archives et de la collection de Marie Laure Soulié-Cappiello :
Regardons certains éléments de cette fresque – dont tous les personnages sont emportés dans un mouvement irrésistible – en détail, et de plus près, de droite à gauche. Sur la première partie, voici tout d’abord, hommage à Montmartre, les danseuses de french cancan du Moulin Rouge, dont on voit les ailes :
La suite montre un tourbillon de jeunes femmes, et le cuisinier de la brasserie survolant, accompagné d’une jeune femme virevoltante, les ailes d’un autre moulin :
La question se pose de l’identité du personnage représenté devant le Sacré-Cœur. La présence d’un chat suggère un rapport avec le célèbre cabaret montmartrois, Le Chat noir. Tous deux présentant une certaine ressemblance avec le personnage de la fresque, il pourrait s’agir soit de Rodolphe Salis (1851-1897), créateur du Chat noir, soit de Vincent Hyspa (1835-1938), écrivain, humoriste et chanteur, qui se produisait dans ce cabaret.
Enfin, à côté d’un personnage oriental en turban, tenant une cafetière fumante, une femme tient des brassées de raisin, allusion à la vigne de Montmartre, et à ses fameuses vendanges, tradition qui a survécu jusqu’à nos jours :Cappiello s’inspirait parfois de ses propres œuvres : l’homme au turban – « nègre des ballets russes, vêtu d’orange et de capucine » comme l’interprétera encore Gérard d’Houville – est très proche du personnage d’affiches publicitaires créées en 1921 par l’artiste pour le café Martin, personnage dont le Catalogue raisonné de Cappiello écrit qu’il est le « génie du café », un « turc personnifiant l’arôme, l’essence du café » et suggérant « le charme, le mystère, le raffinement de l’Orient des Mille et une nuits ».
Comme le remarquait très justement le journaliste Louis Vauxcelles, la technique de la fresque : « se définit d’un mot : simplification de l’effet, donc des moyens ». Il soulignait donc « le rapport étroit qui existe entre le concept de décoration murale à la fresque et celui de l’affiche ».
Une photo de l’artiste devant une partie de sa fresque permet de mieux s’en représenter la taille impressionnante (22 m sur 3). Elle tenait toute la longueur du mur au-dessus du bar, et avait pour fonction d’attirer l’œil des passants, futurs clients potentiels. On distingue, derrière la femme aux raisins, un personnage tenant un bock de bière :
Sur la seconde partie de la fresque on voit mieux ce personnage à la chope, image rabelaisienne derrière laquelle se dessine une sorte de Pierrot un peu inquiétant, et toujours les jeunes femmes dansant dans une envolée de robes :Pour le couple central, couple d’amoureux dans une sorte de mandorle enflammée, Cappiello a fait poser son fils et sa belle-fille. Un orchestre avec accordéoniste, batteur, et peut-être trompettes évoque les soirées festives de la brasserie :
Et apparaît le motif du cirque, qui se déploie sous les formes du dressage de chevaux, des trapézistes et des clowns : allusion au cirque Medrano, 63 bd de Rochechouart, malheureusement détruit en 1971, après avoir été acquis par Bouglione, et remplacé par un hideux immeuble.
Ainsi, sur cette fresque, que pouvaient contempler les clients de Dupont Barbès, sont représentées les activités de la brasserie : cuisine et boissons diverses, musique et danse. Mais c’est aussi un véritable hymne à Montmartre, ses monuments, ses salles de spectacle, ses cabarets, le tout emporté dans un rythme endiablé. Nous ne possédons malheureusement pas de version en couleur de cette « sarabande multicolore » évoquée par Gérard d’Houville, qui parle des « tons chauds et vifs des parterres de zinnias, oranges clairs, roses aigus, oranges chauds, jaunes vifs, blancs purs, verts de feuilles ». Un tableau de Cappiello, que j’ai pu photographier chez sa petite-fille nous en donne peut-être une légère idée. Le motif des chevaux est toujours présent :
Enfin, nous pouvons essayer de nous représenter l’implantation de la fresque de Cappiello à l’intérieur de la brasserie Dupont-Barbès. Comme l’écrivait le journaliste Louis Vauxcelles dans l’article du Monde illustré de 1935 que j’ai déjà évoqué :
« Siclis, qui est l’intelligence même, a construit son bar s’avançant telle une proue de navire vers les passants, comme pour les happer. Tout est visible de l’extérieur : le comptoir métallique, les serveurs, les consommateurs et le décor. Impossible au flâneur de résister à la tentation […] Du dehors, en tout sens, par les vitres et les baies grandes ouvertes, on aperçoit la fresque [… Elle] se déroule sur le mur qui surplombe le bar, en épousant la ligne sinueuse, tournant autour du tambour […] ». Le programme était « imposé par le lieu même […] au cœur de la cité de la joie et de la fantaisie, le Montmartre de Lautrec, de Steinlen, de Salis, de Willette, de Georges Delaw, de Fuesy, de Poulbot »
B. L’inauguration :
L’inauguration du 20 juin en est signalée par Le Figaro du 21 juin 1935 :
La Semaine à Paris du 28 juin précise que « tout ce qui a un nom dans la “limonade” était convié », que c’est Dupont père qui présidait, et qu’Émile Louis « prononça un speech très bref qui fut chaleureusement applaudi ». « Deux jours auparavant avait eu lieu un vernissage intime », une « charmante réunion » à laquelle Siclis [l’architecte] et Cappiello « avaient convié quelques personnalités parisiennes », parmi lesquels « Jean Drouant 1, président du Syndicat des Restaurateurs et Limonadiers » et « Victor Constant, conseiller municipal du 18e arrondissement ». Le même article qualifie Émile Louis Dupont d’« homme moderne et actif », et la fresque d’« une des innovations les plus heureuses de cet établissement moderne ».
Voilà ce qu’avaient pu découvrir les invités, et qu’on découvre dans un texte qui évoque l’architecte auteur de sa rénovation, Charles Siclis, texte toujours consulté chez Marie Laure Soulié-Cappiello. Il précise certains des aménagements des locaux de service, aussi bien que certaines décorations originales des serviettes des consommateurs, figurant des « tables d’orientation » pour les monuments parisiens:
Un autre article, cette fois dans L’Écho de Paris du 24 juin 1935, reproduisait un fragment de la fresque et s’extasiait sur « l’arabesque et la couleur », relevant les commentaires des badauds, les célèbres « Titis de Montmartre » :
Voici donc enfin ce qu’en écrivait, en juin 1936, Gérard d’Houville, pseudonyme de Marie de Régnier, née Marie de Hérédia, fille de José-Maria de Hérédia, poétesse, romancière et dramaturge, nous livrant en même temps une appréciation de la brasserie, et un écho d’une exposition de l’artiste. Article précieux, puisqu’en plus de ses opinions personnelles, de la « délectation » qu’elle éprouva devant cette « fresque allègre, amusante et ailée » l’auteur nous offre, comme nous l’avons vu, des renseignements précis sur ses couleurs :
Le journaliste Louis Vauxcelles, installé au Dupont-Barbès dans un « fauteuil rouge insolent », avait déjà noté que, pour produire ce « féérique spectacle », Siclis avait voulu « que tout ici rutilât et flamboyât […] l’œuvre a été enlevée de verve, avec un éblouissant brio. C’est le plus radieux hymne à la joie qu’on puisse concevoir ».
C. Le devenir de la fresque.
Non, la fresque n’a heureusement pas été détruite. Divers documents, appartenant toujours aux archives de Marie Laure Soulié-Cappiello, nous en apprennent davantage. Voici comment Monique Cappiello, belle-fille de l’artiste, résumait ses pérégrinations, de 1935 à 1978. La fresque est passée par le Musée des Beaux-arts de Lyon, mais c’est un Américain, Jacques Rennert, éditeur d’art à New-York, qui finit par s’en porter acquéreur :
De nombreuses démarches ont été pourtant entreprises, et un certain nombre de personnes se sont intéressées à la fresque. Ainsi le directeur du Musée Carnavalet, qui n’accueillera malheureusement pas la fresque :
Ici une lettre de Monique Cappiello, s’adressant à ce même Bruno de Saint-Victor, à qui Bernard de Montgolfier a écrit, et qui a donc répondu favorablement, mais sans que son intérêt se concrétise :
La fresque est actuellement, sous forme de gros rouleaux, toujours à New-York, en grand danger de disparaître, malgré les efforts des héritiers de Cappiello pour la faire rapatrier. Espérons qu’un musée, ou qu’un mécène, nous permettra bientôt de la revoir…
À suivre donc, toujours …
Nicole JACQUES-LEFÈVRE ©Les Amis du Louxor
Note
1- Fondateur de la première école hôtelière de France