Supermarchés, églises et entrepôts : quand les cinémas refusent de mourir
Yves Marchand et Romain Meffre photographient les ruines industrielles, les bâtiments désaffectés, les secteurs urbains en déshérence.
Partis aux États-Unis pour photographier Detroit, ancienne capitale de l’automobile sinistrée par la crise industrielle, ils découvrirent pendant leur périple nombre d’anciens cinémas, vestiges de l’âge d’or d’Hollywood, aujourd’hui abandonnés ou réaffectés à des usages divers – entrepôts, commerces, églises, etc.
Il était naturel que le Louxor les attire. Nous les avons rencontrés et leur avons demandé de nous parler de leur travail qui s’apparente souvent à une véritable course contre la montre pour saisir des lieux dans un état transitoire éminemment précaire.
Cet entretien entre Yves Marchand, Romain Meffre, Jean-Marcel Humbert et Annie Musitelli a eu lieu le 11 mai 2010.
Pourquoi cet intérêt pour les anciens cinémas ?
Nous avons toujours recherché les architectures les plus démonstratives ou les plus extravagantes possibles. Les cinémas – formes à la lisière entre l’architecture et le décor – ont généré des architectures éclectiques spectaculaires, notamment aux États-Unis pendant la très riche décennie 1920-1930.
Les cinémas sont aussi des édifices extrêmement menacés. Aux Etats-Unis environ la moitié des cinémas historiques a déjà disparu. Quant à ceux qui ont survécu, une bonne moitié est à l’abandon ou réaffectée à des usages variés.
Mais en France où pratiquement tous les cinémas historiques ont disparu, la situation est bien pire. Le Louxor est un petit miracle comme le Kata [NDLR : ex Barbès-Palace] ou le Rex, unique exemple français de salle atmosphérique.
Comment trouvez-vous les cinémas que vous photographiez ?
On établit des listes de lieux, notamment grâce à des sites comme Cinema treasures qui répertorient les salles sans toutefois toujours indiquer leur état intérieur actuel. Nous rentrons aussi en contact avec des passionnés de ces salles historiques qui y ont bien souvent travaillé (managers, projectionnistes …) Ensuite, nous allons voir sur place et essayons d’y entrer. Nous sommes surtout attirés par les grandes salles : en effet, il s’avère que plus les salles sont grandes, moins les décors ont été altérés. Ils subsistent souvent, dissimulés par exemple derrière des faux plafonds.
Comment se fait-il que ces décors n’aient pas été détruits ?
Ces grandes salles (qui avaient facilement 2500 places) permettent facilement d’installer un supermarché ou un entrepôt, sans que les propriétaires se sentent pour autant obligés d’aller gratter le décor ou d’entreprendre des travaux. Aux États-Unis, il y a moins de normes ou de contraintes, pour installer par exemple un local commercial dans un édifice croulant. Ce type d’occupation ne pourrait pas exister en France avec les normes actuelles. Aux États-Unis, surtout dans les anciens quartiers riches devenus populaires, les gens s’arrangent : nos photos montrent par exemple le bas de certains bâtiments occupé par un magasin et le haut du décor encore apparent au niveau du balcon.
La désaffection des centres villes, accélérée par la désindustrialisation, est un phénomène commun aux États-Unis. Mais paradoxalement l’état d’abandon peut aussi sauver des bâtiments ! Les cinémas que nous avons photographiés ont survécu dans certains quartiers populaires, tout simplement parce que le prix du m² n’était pas assez cher et leur a permis d’échapper à la spéculation ou à une modernisation (multiplexes). Leur réutilisation, même en local commercial, les a sauvés, temporairement du moins. Car rien ne dit que les propriétaires les préserveront.
Recherchez-vous certains styles en particulier ?
Tous nous intéressent et nous sommes surpris par la variété des styles que l’on peut trouver. Bien sûr, certains styles sont particulièrement intéressants et difficiles à dénicher. Par rapport au néoclassique, le style néo égyptien reste rare, donc précieux. C’est pourquoi les derniers cinémas égyptisants qui n’ont pas été démolis sont souvent restaurés. Il en va de même pour le néo maya ou aztèque. Beaucoup ont été rénovés dans les cinq ou dix dernières années.
Que cherchez-vous à saisir dans vos images? Lorsque vous entrez dans un espace, est-ce l’impression de volume qui vous intéresse, plutôt que le décor lui-même ?
Nous travaillons au grand format ; notre but est de faire des images riches en détails et des tirages assez grands. Nous privilégions des vues de volumes mais ce n’est pas une règle. Tout dépend de ce qui nous est offert. Par exemple lorsque nous visiterons le Louxor, dont le volume a été dégagé, si on en juge d’après les photos que nous avons vues, nous pouvons décider de nous focaliser plutôt sur ce qui ressemble à un cinéma égyptien : la partie du décor apparente, par exemple, ou les poutres avec les hiéroglyphes. Il peut nous arriver de basculer dans le détail mais ce ne sera sans doute pas un détail au téléobjectif (un hiéroglyphe, par exemple), mais l’élément de décor remis dans son contexte, dans un plan plus large, avec un bout du balcon qui file à gauche. Cela dépend aussi de la finesse du décor. Dans certains cas, mieux vaut ne pas trop s’approcher et le voir dans sa globalité. Si le détail est très fin, on procède différemment. En l’occurrence, le Louxor semble fait avec un soin tout particulier.
Comment photographie-t-on à deux ?
Quand on travaille au grand format, il faut savoir ce que l’on veut faire avant de poser l’appareil. Les lieux, l’architecture, dictent souvent les points de vue : à tel endroit, par exemple, le décor se positionne bien, les éléments s’ordonnent correctement. Nous nous mettons d’accord sur le point de vue que nous jugeons le meilleur et nous lançons notre image. Dans le noir, le cas est particulier : l’un reste derrière l’appareil et guide celui qui éclaire. On choisit souvent des angles de lumière un peu rasants pour faire ressortir les volumes. En veillant à ce que la source lumineuse n’apparaisse pas sur l’image. Toutes nos images ne sont pas faites ainsi mais c’est généralement le cas dans les cinémas qui sont en principe des salles obscures, non éclairées, surtout lorsqu’elles sont à l’abandon. Dans ce cas, certaines ouvertures (une porte de secours laissée ouverte, un trou dans le plafond, etc.) peuvent apporter de la lumière.
Ce travail sur les ruines ou les bâtiments désaffectés, c’est un peu une course contre la montre ?
Nous nous intéressons autant aux cinémas réutilisés qu’aux cinémas abandonnés. L’état de ruine est intéressant mais l’état de réutilisation en dit très long aussi sur la manière dont ils ont été traités, dont la population et l’environnement ont changé.
Notre idée est à la fois de garder une trace de ces bâtiments mais aussi une trace d’un état éphémère, qui évolue très rapidement. On l’a vu en Île-de-France, par exemple sur l’Île Séguin avec les usines Renault ou encore à Paris dans le 13e avec les Grands Moulins, vidés de tout leur équipement. Les lieux que l’on photographie sont appelés à changer, qu’ils soient rénovés ou démolis. A un moment donné, il y a disparition d’un état. Notre idée est de photographier cet état transitoire avant qu’il ne disparaisse.
Le Louxor est le dernier cinéma historique resté à l’abandon pendant des années. Il va évoluer très vite. Nous avons donc envie de le photographier rapidement, saisi dans cet état intermédiaire, avant que le chantier ne commence.
Propos recueillis par Jean-Marcel Humbert et Annie Musitelli ©lesamisdulouxor.fr