Chantal Bizzini, poète et traductrice, née en 1956, vit à Paris, où elle enseigne les lettres classiques. Ses poèmes, ainsi que des traductions de poésie anglo-saxonne — notamment d’Ezra Pound, Hart Crane, W.H. Auden, Adrienne Rich, Denise Levertov, John Ashbery, Clayton Eshleman, Jorie Graham — et italienne, ont été publiés dans diverses revues : Po&sie, Europe, Poésie 2008, Action Poétique, Le Mâche-Laurier, Rehauts, Siècle 21. Sa traduction des œuvres poétiques complètes de Hart Crane doit paraître aux éditions Circé, ainsi qu’une anthologie de poèmes d’Adrienne Rich, pour le même éditeur.
Ce poème a été publié dans le n° 888 de la revue Europe.
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LOUXOR, PALAIS DU CINÉMA
Descendant l’avenue froide,
la foule pressée, houleuse,
piétine, trébuche sur le trottoir inégal,
glisse sur les déchets de toutes sortes,
arrêtée dans sa coulée par un mendiant unijambiste, un enfant
montrant ses bras difformes, une femme à fichu et lunettes
coffrée dans un sarcophage de cartons,
un vendeur de marrons, charbonneux
— odeur de mauvais combustible —
retournant ses trucs dans un réchaud calé sur un caddie ;
vitrines, parures de mariage
brillant, brillant
sur des mannequins de celluloïd aux poses d’un autre temps,
dentelles synthétiques de chemisiers en plein vent,
chaussures en vrac, de toutes tailles, sales d’être là,
pour quelle fille moderne aux goûts apprêtés ?
La pluie s’écoule dans la station rongée de rouille et patinée de crasse,
les pigeons y trouvent à ronger des trognons de maïs
ou des bouts de sandwich grec gras, sur des planches ;
entre des rambardes neuves,
trois hommes sont couchés, enveloppés,
nimbés d’une odeur étrange.
Attentes, le quai s’emplit de monde.
Le palais est là, derrière les vitres dépolies,
l’or de ses ornements hiéroglyphiques,
le jade et le turquoise
de sa mosaïque, revivent le soir,
et le palais abandonné se lève
dans une ville aux carrefours enfin libres du trafic
et du tonnerre du métro qui arrive,
touché par la lumière à l’instant
où le reste s’abolit à contre-jour.
Le regard suit les rails, la perspective ;
dans la tranchée du ciel qu’ouvre le pont de fer de la ligne,
les nuages s’éclairent ;
des travailleurs se saluent ou se laissent
prendre par un demi-sommeil enfantin ;
bientôt, de nouveau sous terre dans la pénombre du boyau
grossièrement graphé,
Le chrome, c’est la couleur de l’arrache
La ville, c’est un truc
qui est fait pour être toujours cassé
On déchire les murs
pour faire pleurer les aveugles
Pour moi, le côté vandale, c’est la base du truc
Je me sens plus vandale
que rebelle. Je préfère la définition de vandale ;
les mecs qui lacèrent les sièges, qui cassent des vitrines
ça me fait délirer. Je trouve que ça va bien avec la société actuelle
nous filons, secoués et assourdis,
oubliant l’avènement d’un autre jour,
le mirage, le palais,
hier, le palais aux colonnettes d’albâtre
naissant de lotus épanouis
parmi les trottoirs encombrés d’étalages qui dégringolent,
de revendeurs de parfums ou de T.shirts.
Vers la Chapelle, Stalingrad,
le long des voies, des rails et des fils, se lèvent des paysages,
annoncés par les minces gazons des bordures, les balustrades de fer,
passerelles étroites et inaccessibles,
balisés des signaux étranges d’une contrée
hors des cartes
et nous passons
devant les immeubles
murés, endommagés, effrités,
effondrés où s’avance le chantier qui abat,
éventre, montre
ce que les façades cachent encore : ces îlots
avec la fontaine et l’arbre,
abris et repos anachroniques,
les appentis aux toits bas,
la vie maladive, les squats, les logements aveugles,
les rues palissadées et lépreuses
où l’on dit que des enfants se vendent.
Le charbon de leurs yeux,
la menthe de leur souffle.
— Chantal Bizzini