Entretien avec Arnaud Boufassa, directeur du Cinéma des Cinéastes
Après avoir rencontré Jean-Jacques Schpolianski, directeur du Balzac et Patrick Brouiller, président de l’AFCAE et directeur de plusieurs salles en banlieue parisienne, nous poursuivons nos entretiens avec les exploitants de salles de cinéma Art et Essai pour qu’ils nous donnent leur sentiment sur l’ouverture du Louxor en 2013 et nous parlent de leur métier.
Le Cinéma des Cinéastes, situé 7 avenue de Clichy, dans le 17e arrondissement, est un cinéma d’Art et Essai qui dépend de l’ARP, (Société civile des Auteurs-Réalisateurs-Producteurs), dont le siège social est à la même adresse. Il comporte trois salles dont la plus grande peut accueillir 315 spectateurs.
Peut-on vous demander quel a été votre parcours personnel ?
J’ai été musicien pendant des années, j’étais percussionniste, auteur, compositeur, arrangeur, j’ai fait de la musique pendant 15 ans, mais j’ai aussi un diplôme d’électromécanicien, j’ai fait beaucoup de décoration, de création de meubles. Je suis assez technique, c’est une des raisons pour lesquelles on m’a engagé ici. J’ai toujours un studio d’enregistrement, donc je suis sensible à la qualité du son, de l’image, à la technicité. J’ai fait aussi du montage vidéo. Puis j’ai été pendant six ans à La Pagode, à la fois directeur et projectionniste. Avant de m’occuper de La Pagode, je m’occupais déjà un peu de manière officieuse du Saint-Germain, du Racine, mais techniquement, quand il y avait des travaux, quand il y avait un problème en cabine. Devenu cinéma en 1931, La Pagode avait été précédemment pendant 30 ans lieu de réceptions, d’où quelques difficultés au sujet de la restauration qui n’a toujours pas été effectuée.
Depuis combien de temps êtes-vous directeur du Cinéma des Cinéastes ? Quelle différence faites-vous entre sa gestion et celle de La Pagode ?
Je suis directeur depuis huit mois, et ici il y a une vision plus dynamique, plus politique, plus culturelle qu’à La Pagode, c’est d’ailleurs tout l’intérêt et c’est assez passionnant. D’autre part, à La Pagode, je ne m’occupais pas de la gestion, tout était centralisé au siège social. La Pagode fait partie d’un ensemble regroupant le Racine, le Saint-Germain des prés, sous l’appellation d’Etoile Cinéma : je regardais le bilan en fin d’année et c’est tout… Il y a plusieurs façons de diriger un cinéma : à la Pagode, cela voulait dire être sur le terrain, s’occuper des équipes, des emplois du temps, de la sécurité des spectateurs… Ici, c’est cela, mais c’est aussi s’occuper de l’organisation des événements, de la gestion, des finances, avoir un regard sur la programmation… Mais je ne suis pas seul non plus, j’ai une équipe formidable.
Combien êtes-vous ?
Nous sommes neuf, parce que le cinéma ne ferme pas. Il faut donc trois caissiers, trois projectionnistes, et j’ai deux assistants. Mais il me semble essentiel de faire partir moi-même des projections, d’être régulièrement à la caisse, de m’occuper des rendez-vous techniques pour les événements, de faire tous les essais techniques. C’est important de montrer aux gens avec qui je travaille que, pour moi, il n’y a pas de sot métier dans le cinéma.
Un restaurant est intégré au cinéma, comment est-il géré ?
C’était d’abord un bistrot qui s’appelait Le père Lathuile, géré en interne, mais c’est une affaire qui a eu du mal à perdurer parce que c’est un métier à part : restaurateur, ça ne s’invente pas. On a donc donné la gérance à un vrai restaurateur en la personne d’Henri Béar, créateur du Cou de la girafe. Et maintenant c’est un bar-restaurant qui marche très bien, c’est très bon.
Quelle est la spécificité du Cinéma des cinéastes ?
C’est qu’il appartient à l’ARP et donc aux 200 auteurs, réalisateurs, producteurs qui participent activement à l’élaboration de la politique cinématographique française mais aussi européenne. Le Cinéma des Cinéastes est un excellent outil d’observation du monde de l’exploitation des œuvres en salle pour l’association. C’est un cas unique, je crois. Certains réalisateurs possèdent une salle de cinéma, mais plusieurs réalisateurs se réunissant pour exploiter une salle, cela n’existe pas ailleurs à ma connaissance.
L’ARP ne finance pas le fonctionnement du cinéma. Nous sommes donc assujettis aux mêmes problèmes que les autres salles indépendantes.
Nous avons un programmateur sous contrat, engagé pour plusieurs années et payé au pourcentage sur les entrées réalisées. Il assure la négociation avec les distributeurs, ce qui permet d’éviter une dépendance trop grande par rapport aux réalisateurs de l’ARP. Notre programmation est axée sur l’Art et Essai, mais ce programmateur a carte blanche. Je vois néanmoins les films qu’il veut programmer, et je peux donner mon avis, même si c’est lui qui décide en dernière instance.
Mais notre spécificité tient aussi au fait que nous sommes un lieu de rencontre, d’échange, nous organisons plus de 150 événements par an, hors exploitation classique. Nous programmons des avant-premières, et des événements divers, privés, en partenariat, par exemple avec la SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques) ou la SACEM (Société des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de Musique).
Pouvez-vous nous parler de votre ligne éditoriale ?
C’est très important : l’Art et Essai, c’est une question de volonté politique. Il faut favoriser la présentation de films de qualité, d’œuvres d’auteurs, une ouverture vers le monde. Prendre un film qui sort sur trente copies à Paris, je n’en vois pas l’intérêt. Donc, même si c’est un bon film, très présent sur les écrans parisiens, je préfère privilégier un film plus petit qui marchera un peu moins bien mais qui sera plus adapté, et donner ainsi la chance à ce film-là d’exister. Il faut seulement choisir le bon film au bon moment, pour qu’il trouve son public, c’est tout un programme…
Aujourd’hui, nous avons un seul film en exclusivité par semaine, qui reste en général à l’affiche trois semaines minimum : à partir du moment où on prend un film, c’est qu’on a décidé de le défendre. Par ailleurs il faut trouver un équilibre entre les films et les évènements : il y a une ligne rouge à ne pas dépasser en termes de programmation. Pour moi, la règle d’or est : pas plus de deux événements par semaine, pour lesquels on ne doit jamais déprogrammer la séance d’un film en exclusivité depuis moins de 15 jours, pour des raisons financières, mais aussi par respect pour le distributeur qui travaille souvent énormément pour nous permettre d’exposer une œuvre en salle. On joue donc les événements sur les films en 3e ou 4e semaine.
L’un de vos problèmes est donc l’équilibre économique ?
Il a été atteint récemment, mais il est toujours en péril. Nous devons prévoir des travaux de réaménagement, un équipement en numérique, etc… La communication est aussi très importante : il faut communiquer visuellement, faire de belles affiches, un site…, mais elle ne peut se développer qu’à partir d’un budget important, donc après fidélisation du public.
Avant mon arrivée, il y avait trois, parfois quatre événements par semaine, ce qui était très périlleux en termes d’équilibre économique. Nous n’avons pas de subvention particulière, et c’est parce que nous faisons beaucoup d’entrées que nous pouvons, ensuite, faire des soirées, qui ne rapportent rien. Et nous avons réussi à avoir des tarifs peu élevés pour fidéliser la clientèle : 8,90 €, et 6,90 € pour les tarifs réduits, ainsi que des cartes d’adhérents, qui donnent droit à des places à 6,30 € pour deux personnes.
Pouvez-vous nous donner des exemples des événements que vous organisez ?
Le Cinéma des Cinéastes a une excellente réputation parce que c’est une salle extrêmement vivante culturellement ; il y a peu de cinémas qui font autant de choses que nous à Paris. Nous avons le Festival « Courts devant », pour les courts-métrages, nous travaillons avec l’ACID, (Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion), qui soutient la diffusion en salles de films indépendants et œuvre à la rencontre entre ces films, leurs auteurs et le public. En ce moment nous programmons un « Festival du cinéma israélien », puis nous aurons un festival « Panorama du Maghreb », en partenariat avec la ville de Saint Denis et l’Entrepôt, dans une volonté de visibilité culturelle d’une ligne de métro. Ce sera « l’Axe ligne 13 ».
Comment caractériseriez-vous votre public ?
C’est celui de la fameuse « zone de chalandise » (12 à 15 minutes en transport en commun). Ici, c’est le public cinéphile du 17e et du 18e, très chaleureux, fidèle, intéressé. Les spectateurs ont plutôt la quarantaine et plus, mais il y a aussi des jeunes de 25-30 ans.
Je suis à la caisse deux fois par semaine, le lundi et le vendredi après-midi, d’abord pour montrer que je ne suis pas forcément dans une tour d’argent dans mon bureau. J’adore ça, c’est un moment d’échange avec les spectateurs, je vois des gens passionnés, passionnants. J’adore le public du Cinéma des Cinéastes, assez populaire, au bon sens du terme. Les gens viennent voir les films, ils ressortent, ils viennent parler, chacun a son avis, il y a toujours un regard, ce sont des cinéphiles, il y a beaucoup d’écrivains, beaucoup d’artistes, mais pas seulement, notre public est assez large. Et nous sommes aussi très attachés à notre jeune public.
Pour les jeunes, concrètement, comment faites-vous ? Avez-vous des relations privilégiées avec des écoles du secteur ?
Il y a un peu tout, à travers les dispositifs scolaires, des associations, de la mairie ou non, comme L’Enfance de l’Art, Film et Culture, École et cinéma, qui, à partir d’une programmation annuelle, inscrivent des élèves de collèges ou lycées à qui on réserve des places. Nous avons aussi des écoles qui viennent indépendamment pour des projections : les enseignants nous disent « nous voulons voir ce film, est-ce que vous l’aurez à l’affiche ? » pour le montrer par exemple à des jeunes lycéens et en faire un sujet de débat en cours. On leur réserve donc par exemple 40 places à 14h. Mais nous avons aussi, en dehors du circuit scolaire, des séances spécifiques pour les enfants, le mercredi, samedi et dimanche matin.
C’est la politique générale de l’ARP : éduquer les spectateurs de demain, leur faire connaître autre chose que la télévision et les films américains. On appauvrit le potentiel spectateur, et le potentiel critique des futures générations, si on les abandonne aux seuls films grand public. Il est très important aussi que les enfants aillent très jeunes au cinéma, qu’ils perçoivent que la séance de cinéma est une expérience culturelle partagée, a un rôle social comparable à l’amphithéâtre grec, ou aux récits de veillées d’antan autour de la cheminée.
Que pensez-vous de la future réouverture du Louxor ?
C’est une excellente nouvelle, et j’ai été heureux d’en voir les plans sur votre site. Il est fondamental que la politique à Paris soit aujourd’hui de préserver les cinémas. Évidemment, ce ne sera pas simple, mais ce sera une aventure passionnante, à condition de ne pas plaquer un modèle préétabli ailleurs. Le choix du responsable sera essentiel : il devra naturellement être un passionné de cinéma, défendre une certaine idée du cinéma et du film, mais aussi bien connaître l’ensemble du paysage socio-culturel, et pour cela s’immerger dans le quartier, connaître les commerçants, les associations, et surtout prendre en compte l’ensemble des publics potentiels, savoir attirer les différentes composantes du quartier, savoir fédérer autour de lui, autour du cinéma. Il faut aussi nouer des partenariats avec d’autres lieux culturels du quartier, créer une synergie.
Avec le Centre Barbara par exemple ?
Sans doute. Nous avons par exemple au Cinéma des Cinéastes un partenariat avec le BAL, propriété des Amis de l’Agence Magnum, et dédié à la photographie, qui propose une salle de restaurant, une librairie spécialisée et une salle d’exposition.
Pour un cinéma Art et Essai, il est aussi extrêmement important de susciter des événements autour des films présentés, d’avoir une capacité d’accueil lors des avant-premières, d’avoir un espace où organiser par exemple des soirées. Il faut aussi savoir dynamiser une équipe.
Chaque quartier a sa manière de fonctionner et cela suppose donc une politique particulière pour faire venir les spectateurs. Le cadre particulier du Louxor sera évidemment un élément positif, de même que le choix de dédier une des salles aux cultures du sud : il y a là un potentiel de qualité, encore peu exploité. Comme l’a montré le succès du MK2 à Stalingrad, la réouverture d’un cinéma à Barbès peut, à condition que l’on sache dynamiser la salle, l’intégrer à la vie du quartier, avoir un effet essentiel dans sa transformation, dans sa valorisation.
Propos recueillis par Marie-France Auzépy et Nicole Jacques-Lefèvre, au Cinéma des Cinéastes, le 16 mars 2011.
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