Restauration des mosaïques du Louxor :

Visite de l’atelier de restitution

Après notre entretien avec Christian Laporte, architecte du patrimoine, nous avons désiré en savoir davantage sur la restauration des mosaïques de la façade du Louxor par l’entreprise SOCRA. Après avoir été créée comme entreprise spécialisée dans la dépose et la restauration des mosaïques, la SOCRA a élargi  aujourd’hui son activité à la restauration – du démontage au remontage – des œuvres d’art monumentales, qu’il s’agisse de pierre, de métal ou de pavages et mosaïques.
Patrick Palem, directeur général de la SOCRA, nous a permis de rencontrer Richard Boyer et Fabienne Scouflaire dans l’atelier de Nanterre. Richard Boyer, responsable de l’agence SOCRA de Nanterre, a fait des études d’Histoire de l’Art, puis  un DEA d’Histoire de l’Art antique et un DESS de physique appliquée à l’étude des matériaux anciens (toutes les méthodes physiques qui permettent de caractériser les matériaux, de  voir  leur composition, d’avoir à déterminer leur provenance, etc.). Son directeur de recherche l’a orienté vers la SOCRA. Fabienne Scouflaire a fait des études d’archéologie avant de s’orienter vers la restauration de mosaïques. Dans la mesure où tous les deux ont répondu à nos questions, nous avons pris le parti de regrouper leurs réponses. Nous les remercions vivement de leur accueil et du temps qu’ils nous ont consacré.

Richard Boyer, 21 avril 2012, dans l’atelier de la SOCRA à Nanterre

Richard Boyer nous présente Fabienne Scouflaire qui suit l’opération des mosaïques du Louxor depuis le début. C’est elle qui a fait les relevés des frises. Elle réalise en ce moment les travaux de restitution des parties lacunaires. La consolidation des décors en place et la restauration des parties lacunaires se font in situ. En atelier sont réalisés des éléments neufs.

Rappelez-nous précisément quelles seront les parties restituées :
Il s’agit de la frise des scarabées de la grande corniche à gorge qui existait sur le mur boulevard de La Chapelle,  du tore (la partie bombée, l’espèce de boudin qui la sous-tend), et, du côté Magenta, de toutes les frises intermédiaires à motif géométrique qui doivent être réintégrées : la frise des papyrus, celle avec les ronds et celle des pyramides : elles existent côté  boulevard de La Chapelle, en parallèle à la frise des  scarabées.

Le motif que vous voyez se compose de quatre panneaux différents car les motifs de grande taille sont découpés en plusieurs morceaux pour faciliter la pose.

Un des scarabées de la frise qui sera restituée bd de la Chapelle

Ce motif du scarabée est ici présenté à l’envers ?
Oui, comme vous le savez, nous utilisons la technique dite « inversée ». C’est elle qui a permis au XIXe siècle de relancer le goût de la mosaïque. Jusqu’au XIXe, les mosaïques étaient réalisées sur place, sur le mortier frais, un peu comme la fresque, avec des zones déterminées en début de journée, et sur lesquelles le mosaïste réalisait ses décors. Puis au XIXe  siècle, Giandomenico Facchina, l’un des plus grands mosaïstes de l’époque, a mis au point cette méthode qui est issue des techniques de restauration. En effet, à l’époque, lorsqu’on restaurait (ou pillait !) les sites archéologiques, notamment Pompéi, on déposait les peintures murales ou les mosaïques en encollant les éléments avec de la toile. On extrayait la peinture et les mosaïques. La mosaïque était fixée sur un support de toile.
Facchina a  compris qu’il était possible de faire l’inverse : on pouvait coller la mosaïque à l’envers sur un support souple et venir ensuite la positionner sur le mur. Cela a permis de réduire les coûts de production mais aussi de pouvoir, en atelier, rentrer plus facilement dans les détails, par exemple pour la réalisation des visages. Cela a amené un renouveau de l’art de la mosaïque au XIXe siècle et cette tradition s’est perpétuée jusqu’au début du XXe siècle (Opéra Garnier par exemple), et avec les monuments et bâtiments des années 20.
Ce que vous voyez là est donc la partie qui sera collée contre le mur. La matière utilisée pour fixer les tesselles sur leur support provisoire est une colle réversible à l’eau (c’est de l’alcool polyvinylique) : lorsqu’on pose le panneau sur le mur, l’humidité du mortier de pose va s’infiltrer au niveau des joints et dissoudre cette colle, et permettre ainsi de pouvoir retirer le calque.
Mais la couleur du motif est la même à l’endroit et à l’envers ?
Pas exactement : ces tesselles noires sont dorées à l’endroit. Là encore, ce que vous voyez en blanc à l’envers, ce sont les yeux : ils seront noirs.

A gauche : une des tesselles  dorées (pâte de verre Orsoni) côté endroit ; au centre : émaux de Briare ; à droite : tesselles de grès cérame Winckelmans

Les tons semblent plus clairs que ceux des mosaïques en place ?
Les décors que vous connaissez sont patinés et encrassés. De plus, le joint de ces mosaïques est large et il a tendance à foncer. Le matériau (le grès cérame) est assez poreux et peut se salir davantage. On trouve aussi du grès émaillé dont la texture est plus lisse, de type glaçure.
Nous regardons ensuite la frise avec les disques marron clair (déjà vue in situ avec Christian  Laporte) :
Dans ces ronds, il y a tout une gamme de tons très  irisée et il a fallu  essayer de retrouver quelque chose qui s’en rapprochait au maximum. C’est à chaque fois la difficulté.

Élément de la frise qui sera restituée boulevard Magenta

Les ateliers Winckelmans, qui nous approvisionnent en grès cérame, nous livrent des fournitures contemporaines avec des épaisseurs et des dimensions différentes des tesselles d’origine. Celles qu’ils nous livrent font deux centimètres de côté et Fabienne est obligée de les recouper.

Fabienne Scouflaire prépare les panneaux de mosaïques à restituer

Ce découpage se fait au coup d’œil ?
Oui, c’était aussi le principe autrefois. Mais, à l’époque, les tesselles se présentaient en baguette et les mosaïstes n’avaient donc pas à en retailler la largeur. Aujourd’hui il faut tailler largeur et longueur pour obtenir des petits carrés de bonne dimension. Ou des rectangles : si la largeur est régulière, la longueur peut varier légèrement. Ils ne doivent pas être absolument uniformes car les tesselles d’origine sont irrégulières. Nous devons chercher à recréer cet aspect.
Il y aussi une différence d’épaisseur, les tesselles d’origine étaient plus épaisses. Voici  un autre exemple : des tesselles de grès cérame qui proviennent du sol de la boutique Hermès, rue de Sèvres : on voit bien que ces tesselles anciennes sont plus épaisses que celles d’aujourd’hui. Pour les éléments neufs cette différence n’a pas d’importance mais lorsque l’on restitue les parties lacunaires, il faut prévoir un support plus épais.

Nous utilisons aussi des tesselles plus petites fabriquées à la demande, quelques-unes seulement, pour certains remplissages, mais pas toutes, car elles sont trop régulières : au Louxor, les mosaïques d’origine ne présentent pas des alignements parfaitement rectilignes et réguliers, des tesselles de taille uniforme. Il n’y a pas beaucoup de sites où l’on voit des joints aussi larges dans le remplissage central. Ce n’est pas une pose classique. Au Louxor, la volonté n’était certainement pas de faire une œuvre d’art en tant que telle mais plutôt de réaliser un élément qui s’intègre parfaitement à l’architecture. La mosaïque n’était pas conçue comme un objet à regarder pour lui-même mais comme un décor architectural.
Vous retaillez aussi les Emaux de Briare ?
Oui, il faut les recouper aussi. Ponctuellement, nous utilisons aussi les smalts (pâtes de verre) qui viennent de Venise. Il y en a peu, mais nous en trouvons par exemple au niveau du disque solaire.

Fabienne Scouflaire retaille chaque tesselle

Combien de motifs de scarabées devez-vous recréer ?
En tout, une douzaine. Ils sont par groupes de deux, ou isolés. Beaucoup sont déjà prêts.

Piles de panneaux (parties des scarabées) prêts à être posés.

Vous avez là les différents panneaux qui composent les scarabées ; là, ce sont les éléments de frises destinées à la façade du boulevard Magenta.
Et ce panneau, là, est un calque ?

Calque de l’un des scarabées de la façade du Louxor

Oui, c’est un des panneaux de polyester qui a permis de relever le motif d’origine, tesselle par tesselle, pour pouvoir localiser les différentes tonalités et passer les commandes. Ce calque est assez souple et résistant pour pouvoir recevoir, après le relevé, les tesselles collées. Il ne se déforme pas. Nous avons dû reproduire ce calque puisque le motif se répète. Il a aussi fallu  adapter la taille en largeur : les scarabées de la frise à restituer côté boulevard de La Chapelle sont moins larges que ceux de la façade. Par rapport au calque d’origine, la hauteur est la même mais nous avons dû réduire la largeur pour qu’ils s’intègrent aux 27,30 mètres de la façade côté boulevard de la Chapelle.
Voici un autre calque, celui d’une partie la frise de pyramides du côté boulevard de la Chapelle :

à gauche : le relevé du motif ; à droite, sa restitution

N’est-il pas surprenant que ces frises, qui existent encore sur des photos de 1954, aient été détruites ?
C’est symptomatique de cette période. Il y a des phénomènes de mode : dans les années 60, ce type de décor de mosaïques n’intéressait pas beaucoup, il était jugé vieillot. Beaucoup de mosaïques ont ainsi été recouvertes. Par exemple les mosaïques du Printemps Haussmann (que nous avons également restaurées, ainsi que les mosaïques du Grand Palais : mosaïques de Fournier et carreaux de céramique émaillée) avaient disparu sous les enduits et la peinture. Dans le cas du Louxor, nous avons fait des sondages et nous ne les avons pas retrouvées. Ces mosaïques manquantes ont dû finir dans les gravats, démolies à coup de burin.
Donc en atelier, vous ne faites que des restitutions.
Oui. Il peut y avoir, plus rarement, des restaurations dans le cas de parties lacunaires importantes dans un ensemble. Dans ce cas, le principe est le même : on pose un calque, on dessine les pourtours de la partie manquante, puis, sur un décor géométrique, on va déplacer le calque sur les motifs en place pour pouvoir, par superposition, restituer le décor manquant. Puis on réalise en atelier l’élément qui sera ensuite posé. On procède ainsi en atelier lorsque la partie lacunaire est plus grande qu’une page au format A4. Mais sur les plus petits raccords, on travaille sur place.
Nous reconstituons aussi les éléments d’enduit  granito avec des granulats de marbre ou de calcaire marbrier, assez gros.

Au premier plan : échantillons de granito

Nous pensions que les mosaïques du soubassement avaient dû beaucoup souffrir de l’affichage sauvage et du nettoyage au Karcher.
En fait pas tant que ça. Nous avons fait un relevé global et elles sont vraiment en bon état.
Les mosaïques de Gentil et Bourdet étaient de belle qualité ?
Le grès cérame est un matériau très solide, donc le problème est moins celui de la tesselle  que celui de la pose. Si une pose est mal faite, il y a des problèmes d’adhérence. Celles du Louxor n’ont pas beaucoup souffert. C’était un travail de belle facture.
Pourquoi y a-t-il des endroits plus ou moins chargés en tesselles ?
Il est vrai qu’on a une concentration de tesselles plus ou moins importante. Sur les formes arrondies, les parties bombées, on ne peut pas se permettre de trop serrer les tesselles car le panneau décoratif doit pouvoir épouser la courbe (ici il s’agit du tore). Il faut arriver à déterminer la densité de tesselles au moment du relevé.
Et entre ces tesselles espacées, c’est du joint dont la couleur varie d’un motif à l’autre ?
Oui. Nous avons fait de nombreuses propositions à l’architecte en terme de granulométrie, de couleur, d’aspect, pour se rapprocher le plus possible du joint d’origine.

Échantillons de joints de coloris différents

C’est fait à base de poudre de brique, de chaux, de sable. Donc la concentration des différents produits provoque des teintes différentes (plus ou moins rosées, ou jaunes, ou blanches, etc.) Mais on ne trouve pas partout exactement la même couleur. On essaie de choisir telle ou telle teinte pour recréer quelque chose qui se rapproche de l’original mais, à l’époque, ils ne s’en souciaient pas de la même façon et, d’un bout à l’autre de la frise, on n’avait pas toujours exactement la même nuance ! D’un maçon à un autre ou d’un mosaïste à un autre (il suffisait que l’un mette un peu plus de poudre de brique pour que le ton varie) il pouvait y avoir des nuances. Donc on peut produire des échantillons qui se rapprochent de ce que l’on pense être l’original mais il s’agit d’artisanat. II y avait un côté un peu aléatoire. C’est aussi ce qui fait l’intérêt de la réalisation.
Ce n’est pas d’autre part une mosaïque très bien « léchée », et ce qui est compliqué, c’est de reproduire quelque chose qui n’est pas régulier. On le voit bien, même dans les alignements qui ne sont pas parfaitement rectilignes.

Richard Boyer montre un épais dossier de photos qu’ils utilisent pour réaliser les travaux : des images en très gros plans montrent les zones très salies, les fissures, les pertes de joint qui provoquent les décollements.

Une des pages du dossier photographique utilisé pour l’étude des mosaïques en place

Comment procédez-vous ?  Commencez-vous par la restauration sur place ?
Le travail de restauration sur place est déjà bien avancé ; on a déjà comblé les parties lacunaires, fait une grosse phase de nettoyage, par exemple sur les colonnes de la loggia qui ont été restaurées et nettoyées.  Nous avons également fait des injections car elles étaient creuses par endroit, nous avons consolidé tout ce qui pouvait être conservé et restitué les parties lacunaires. Nous allons commencer à poser les frises en mars-avril. Il faut que ce soit fait avant l’hiver prochain, donc nous devons profiter du printemps et de l’été. Il faudra ensuite s’occuper de la frise des soubassements avec les motifs de lotus et papyrus. Elle est en assez bon état, il s’agira surtout de nettoyage et de comblement de lacunes.
Prévoyez-vous des traitements contre la pollution ?
Il n’y a pas de recette miracle pour protéger de la pollution. Dans la partie basse, il sera possible de protéger avec des anti-graffitis pour faciliter le nettoyage. Et puis il faut que le décor vive et se patine. Vous risquez d’être un peu surpris par les tons des décors restitués et de trouver une certaine différence entre le nouveau et l’ancien. Parfois, d’ailleurs, on nous demande de patiner lorsqu’on restitue des parties lacunaires…
Le travail en atelier est-il le plus important pour vous ?
Notre vocation est plutôt de travailler in situ. Il nous arrive de travailler ponctuellement en atelier comme nous venons de le voir, mais celui-ci nous sert également de lieu de stockage.

Richard Boyer nous fait visiter le reste de  l’atelier. Nous voyons d’abord différents moulages de statues ou motifs décoratifs :

Au mur de l’atelier, différents moulages

Ainsi, vous voyez  au mur, entre autres, un moulage du fronton de la cour d’honneur de l’Hôtel Lambert à Paris. Nous avons moulé l’original pour proposer à l’architecte, à partir d’un tirage en plâtre, des restitutions éventuelles.

Tête de la statue de la Liberté (pont de Grenelle)

D’où proviennent ces carreaux ?
Ce sont des carreaux de lave émaillée provenant du château de Chantilly. Nous devons recréer 2500 de ces carreaux.

Carreaux de lave émaillée provenant du Château de Chantilly

Peut-on encore fabriquer des laves émaillées ?
On travaille avec des ateliers d’émaillage près de Clermont Ferrand. Donc on peut recréer des carreaux de lave émaillée, mais si un carreau est abîmé, il n’est pas évident d’en restaurer seulement une partie. Nous avons restauré les laves de l’Église Saint-Vincent de Paul, pas très loin du Louxor, où nous n’avions pas à reprendre la totalité d’une plaque.

Un des panneaux de l’église Saint-Vincent de Paul

Et dans ce cas, on se heurte à une autre difficulté en matière de lave émaillée : celle de trouver les fours spécifiques dans lesquels était réalisé ce type de travail. Il faut des fours de très grande taille (des plaques comme celle de Saint-Vincent de Paul font 3 mètres de long sur 90 centimètres de large) que l’on ne trouve guère que dans l’industrie. Les laves de Saint Vincent de Paul témoignent d’une technique exceptionnelle. Nous avons travaillé avec des restauratrices de décors peints car les éléments lacunaires n’ont pas été restitués en lave émaillée mais sur de supports mortier spécifiques et repeints. Nous nous sommes occupés de la mise en place des éléments de fixation, de l’encollage des laves sur les panneaux  pour pouvoir les fixer.

Rendez-vous est pris pour le début des opérations de restitution sur place des mosaïques du Louxor.

Propos recueillis le 21 février 2012 par Jean-Marcel Humbert, Nicole Jacques-Lefèvre et Annie Musitelli

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