Où irons-nous prendre un verre ou dîner à la sortie d’une séance au Louxor ? C’est une question qu’on ne se posait pas au début du XXe siècle. De chaque côté du boulevard Barbès, et sur le boulevard Magenta, de grandes brasseries accueillaient les promeneurs, de grands magasins proposaient à la fois divertissements et restauration, des restaurants leurs salles confortables. Offrons nous une promenade dans ce Barbès révolu mais dont la réouverture du Louxor pourrait être le signe avant-coureur d’une renaissance…
Côté pair du Boulevard Barbès, on trouvait la brasserie CHARLES, qui figure dans l’annuaire Didot Bottin 19081, et dont on distingue le nom sur une carte postale :
Elle deviendra le café ROUSSEAU, qui existait encore dans les années 50. On y distribuait des jetons, encore appelés « monnaies de nécessité » portant le nom de l’établissement : s’agissait-il de jetons de fidélité, d’une manière de compter les consommations, ou encore d’enregistrer un crédit ?
À côté, l’Académie Vachette, dont le joli fronton a disparu avec l’incendie de Vano, proposait des « matchs ». S’agissait-il, comme plus tard à l’Élysée Montmartre, de boxe et de catch ou, comme le laisserait supposer le terme « Académie », de billard ?
Au croisement du boulevard de Rochechouart et de ce qui était encore, avant de devenir le boulevard Barbès, la continuation de la rue des Poissonniers, Émile Zola, en 1876, avait situé le bistrot du père Colombe dans L’ Assommoir :
« L’enseigne portait, en longues lettres bleues, le seul mot : Distillation, d’un bout à l’autre. […]Le comptoir énorme, avec ses files de verres, sa fontaine et ses mesures d’étain, s’allongeait à gauche en entrant ; et la vaste salle, tout autour, était ornée de gros tonneaux peints en jaune clair, miroitants de vernis, dont les cercles et les cannelles de cuivre luisaient. Plus haut, sur des étagères, de bouteilles de liqueur, des bocaux de fruits, toutes sortes de fioles en bon ordre, cachaient les murs, reflétaient dans la glace, derrière le comptoir, leurs taches vives, vert pomme, or pâle, laque tendre. Mais la curiosité de la maison était, au fond, de l’autre côté d’une barrière de chêne, dans une cour vitrée, l’appareil à distiller que les consommateurs voyaient fonctionner, des alambics aux longs cols, des serpentins descendant sous terre, une cuisine du diable devant laquelle venaient rêver les ouvriers soûlards »2.
C’est de ce côté impair du boulevard Barbès qu’en 1908 le même annuaire Didot Bottin3 enregistre un « Crouzet Pierre, limonadier », qui occupait déjà l’angle des boulevards Barbès et Rochechouart. Et aux 3 et 5 boulevard Barbès un « Jacquet (E.), brasserie parisienne ». Peut-être s’agit-il des établissements qu’on voit sur certaines cartes postales :
Sur une autre carte, on peut en revanche lire le nom de P. Crouzet :
Et l’on déchiffre aussi la fin du mot HUÎTRES :
A l’arrière plan, on aperçoit à la place de l’actuel – et affreux – Quick, au 3 boulevard Barbès, à l’angle formé par les rues Bervic et Boissieu, une autre brasserie : un certain O. Latouche était patron du Grand Comptoir Barbès, nommé aussi Café des Amateurs, dont Danielle Lacroix a retrouvé une magnifique image :
D’autres propriétaires vont se succéder à l’angle des boulevards Barbès et Rochechouart. Une autre carte offre ainsi une perspective sur la terrasse de la brasserie DUPONT-BARBÈS (« chez Dupont tout est bon ») :
Elle faisait partie d’une chaîne « créée par Émile-Louis Dupont en 1887 qui, jusqu’en 1919, servait la tasse de café à 10 centimes. Ce fut l’année où il céda à son fils Louis-Émile le Dupont-Barbès que celui-ci entreprit de moderniser. Des actions furent même émises :
Le bar était orné d’une fresque de Leonetto Cappiello (1875-1942) peinte en 1935 qui avait subsisté jusqu’à sa fermeture ; intitulée La Fête de Paris, elle était longue de 22 mètres sur 3 de haut »4. C’est en 1961, selon la même source, que fermera la brasserie, et « la fresque fut détruite lors des transformations par Ouaki en l’une de ses boutiques Tati »5.
Le Louxor l’a échappé belle !
Quoi qu’il en soit, en 1951, un film d’Henri Lepage, musique de Joseph Kosma, témoigne de la célébrité de cet établissement :
Et en 1953 encore, Mohamed Arabdiou dans Au fil des jours.. Une vie…, se souvient encore avoir été « debout, à feuilleter le journal, devant mon café crème, chez Dupont de Barbès ».
Ajoutons qu’à plusieurs reprises, et en particulier dans les premières et les dernières images du film Dupont-Barbès – dont toute l’action se situe dans la brasserie et au carrefour Barbès – on aperçoit, fugitivement mais distinctement, le Louxor.
De l’autre côté du pont du métro, au 157 boulevard de Magenta (actuel Crédit Lyonnais), un autre café, le CAFÉ DES SPORTS :
La publicité pour ce café figurait sur le programme du Louxor de 1923, et annonçait des « consommations de choix » :
Le même programme signalait, au 166 boulevard de Magenta (actuellement BILY), le grand restaurant RENEAUX et sa « cuisine soignée », « de suite en sortant à gauche » du Louxor.
Mais les lieux où se restaurer et se distraire étaient bien plus nombreux, pas très loin du carrefour Barbès. Le 15 novembre 2010, à la mairie du XVIIIe arrondissement, Dominique Delord, dans sa conférence « Sortir à Barbès en 1921 » avait évoqué, au 10 boulevard Barbès, LA FOURMI, café-concert qui sera détruit en 1930, et qui avait remplacé le Bal du Grand Turc que Zola, toujours dans L’Assommoir, signale, en même temps que « la Boule noire, sur le boulevard », comme une de ces « salles comme il faut où [Nana] allait lorsqu’elle avait du linge »6.
Il sera, en 1930, transformé en immeuble d´habitation, sous la direction de l´architecte Ernest Bertrand Fournier. Il s´agissait d´une commande du patron des Galeries Barbès, qui y logeait le personnel de ses magasins. Une destinée inverse à celle de l’immeuble haussmannien qui avait cédé sa place au Louxor…
Les grands magasins, alors nombreux dans le quartier, n’étaient pas seulement des lieux où faire ses emplettes. Du 7 au 17 boulevard Barbès, le PALAIS DE LA NOUVEAUTE, dont la publicité vantait « les immenses galeries de meubles uniques au monde », avec des « ensembles et appartements installés », proposait aussi des repas « par petites tables dans un cadre agréable », un salon de thé, des concerts symphoniques de 16 à 18h, et même un « cinéma parlant » de 14 à 18h.
Il s’agissait bien sûr de l’autre nom, apparu en 1918, des GRANDS MAGASINS DUFAYEL (1856-1940), dont la superficie couvrait un peu plus d’un hectare, délimité par le boulevard Barbès, la rue de Clignancourt, la rue Christiani et la rue de la Nation (future rue de Sofia)7 . L’entrée principale, dite « entrée du dôme », s’ouvrait au n° 26 de la rue de Clignancourt, où l’on peut encore voir le fronton de Dalou8, symbolisant « le Progrès entraînant le Commerce et l’Industrie sous le regard protecteur de la Science et de l’Art ». Ses propriétaires furent les pionniers de la vente à crédit. Un grand panneau, près du carrefour, annonçait déjà les magasins :
L’immeuble Dufayel renfermait des salles de spectacle somptueuses, dont une salle de cinéma9 et une salle de concerts. L’ « Harmonie Dufayel » réunissait plus de cent exécutants.
Le magasin devint vite un lieu de visite obligatoire pour les touristes, comme en témoigne cette carte :
On y voit, à l’arrière-plan, une publicité pour le cinéma :
La salle de cinéma de 250 places permettait, en plus des projections régulières, quelques événements. Ainsi, en 1901, lors de la visite du tsar Nicolas II, on lit dans la presse :
« M. Dufayel a offert lundi une représentation de gala cinématographique aux officiers étrangers et aux cheiks arabes. Ils ont été émerveillés des fêtes franco-russes, de la revue navale, des manœuvres de la revue de Bétheny où ils se sont vus figurer dans l’escorte du tsar. Le même spectacle est présenté au public tous les jours à 2, 3, 4 et 5 h et le dimanche à 10 et 11 h, ainsi que des vues humoristiques à transformations, de Pathé ; scènes parlées, qui font courir tout Paris au cinématographe Dufayel. »
Dufayel bénéficie en 1903 de la clientèle supplémentaire, pour les magasins aussi bien que pour les spectacles, procurée par l’ouverture de la ligne 2 du métro, et des stations Barbès et Anvers. Un prospectus de 1906 proclamait ainsi :
« Le Cinématographe des grands magasins DUFAYEL est devenu classique dans son genre, comme l’Opéra et le Français le sont dans le leur, et son succès est toujours le même après 8000 représentations… »10.
Barbès, quartier animé et convivial… Mais tous ces cafés et les nombreux cinémas et cabarets du quartier ont fermé leur porte les uns après les autres. Souhaitons que le succès attendu du Louxor donne à certains commerces l’idée de changer leur enseigne, et à d’autres acteurs du quartier celle de créer de nouveaux lieux de rencontre…
Nicole Jacques-Lefèvre @lesamisdulouxor.fr
La Mairie du XVIIIe arrondissement, alertée par l’association Action Barbès, s’intéresse désormais à l’immeuble de Vano. Il y aurait « signature imminente d’un bail entre le propriétaire et les frères Moussié (qui exploitent déjà une dizaine d’affaires à Paris dont Chez Jeannette, le Mansart, le Floréal, le Bellerive, Chez Justine, le Sans Soucis…) ». Voir l’article de François Pont « Les frères Moussié font renaître le carrefour Barbès ».
Notes :
1- Je remercie chaleureusement Danielle Lacroix de me l’avoir signalé.
2- L’ Assommoir, Paris, Fasquelle, 1906, p. 36. Pour une étude de la cartographie du quartier dans le roman de Zola, voir, dans La Goutte d’or, faubourg de Paris, éditions AAM/Hazan, 1988, l’article de Philippe Hamon, « Les lieux de l’Assommoir », p. 64-75, et le chapitre « La Goutte d’or décrite par Émile Zola », p. 77-97.
3- Qui signale aussi, au 8, un « Albrespy, tabac et liqueur » et un « Maffioli, glacier ».
4- Dictionnaire des lieux à Montmartre, Paris, Éditions André Roussard, 2001, p. 132
5- Sur la page du site sur Cappiello, on peut lire : « Les immeubles où Cappiello avait travaillé ont tous été détruits. Seule la fresque du restaurant Dupont à Barbès a été sauvée de la démolition. Elle attend à New-York un nouveau mur d’accueil ».
6- Id., p. 406.
7- À l’emplacement actuel de la BNP et de Virgin.
8-Aimé-Jules Dalou (1838-1902) participa, aux côtés de Gustave Courbet, à la Commune de Paris. Il est entre autres l’auteur du Triomphe de la République, place de la Nation.
9- Pour l’histoire complète de cette salle de cinéma, voir Jean-Jacques Meusy, Paris-Palaces ou le temps des cinémas, Paris, CNRS Éditions, 1995, passim.
10- Ap. Jean-Jacques Meusy, Op. cit., p 101 et 102.