La découverte d’un élégant programme de 1921 par Bernard Meyre, collectionneur cinéphile et adhérent des Amis du Louxor, vient nous rappeler qu’existait, non loin du Louxor, un autre « palais du cinéma », le Barbès Palace.
Avec le beau Palais-Rochechouart (actuel Darty), le plus modeste Delta (Guerrisol), le Myrha (devenu église évangélique), le Gaîté-Rochechouart (Célio), pour ne citer que les cinémas les plus proches du Louxor, les habitants de Barbès n’avaient que l’embarras du choix pour se distraire. Si la plupart de ces salles ont disparu ou sont devenues méconnaissables, une bonne surprise attend le visiteur qui franchit l’entrée du 34, boulevard Barbès : comment deviner, en effet, que derrière la façade banale du magasin de chaussures Kata, se cachent les beaux restes d’un des plus vastes cinémas de quartier parisien, le Barbès Palace, fermé en 1985 ?
Spectacle insolite, des centaines de paires de chaussures s’entassent dans un décor de théâtre d’une fraîcheur étonnante.
Mais le bâtiment ne bénéficie d’aucune protection, en dépit des efforts de Francis Lacloche et de son association Eldorado1 pour obtenir, au début des années 80, son inscription à l’inventaire supplémentaire des Monuments historiques. (Voir plus bas).
Ce cinéma construit en 1914 par l’architecte Louis Garnier, bénéficiait d’un double accès : 34, boulevard Barbès et 9, rue des Poissonniers. Une image du catalogue de l’entreprise Gilbert, spécialisée dans l’aménagement de salles de spectacles, montre une salle harmonieuse, décorée de colonnes à chapiteau ionique disposées autour de la salle et soutenant un élégant balcon.
Destinée au cinéma, elle présente cependant la structure et le décor d’un théâtre. On remarquera l’étroitesse des fauteuils disposés en rangs serrés : la salle pouvait accueillir à l’origine 1200 spectateurs ! Elle n’a subi aucune transformation au cours de son exploitation, comme en témoignent ces photos de Jean-François Chaput :
Aujourd’hui encore, tout est en place.
La façade du bâtiment se distinguait jusqu’à une date récente par une marquise des années 1930 qui a été supprimée.
Les documents conservés dans les archives de l’association Eldorado2 nous apprennent qu’à la suite de la demande d’inscription à l’ISMH déposée en mai 1982, trois responsables du patrimoine ont étudié le dossier et émis des avis en 1983 et 1984. Sans surprise, tous s’opposent à une inscription de la façade qui, selon un conservateur régional, « ne présente aucun intérêt ». Une inspectrice générale des Monuments Historiques va plus loin : « Sa disparition ne saurait même qu’améliorer le paysage urbain du quartier » !
Quant à la protection de la salle elle-même, les trois avis divergent. Dans une note du 2 novembre 1983, un inspecteur général des Monuments Historiques y est résolument hostile et l’exprime sans ambages :
« À l’époque où l’on construisait le cinéma Barbès Palace, Auguste Perret réalisait le théâtre des Champs-Elysées. Le Barbès Palace est une œuvre anachronique d’une architecture des plus primaires, dont les éléments sont mal maîtrisés par son concepteur […]. Ses formes sont veules et vulgaires. Non vraiment, cette salle de cinéma ne doit pas prendre place dans la liste des édifices protégés au titre des Monuments Historiques ».
Au contraire, le conservateur régional déjà cité se montre favorable à l’inscription : « Le décor intérieur du Barbès daté de 1913 est dans le même esprit que celui du Trianon (1903) et de la Cigale (1894) mais plus lourd dans le détail, moins structuré pour le parti d’ensemble. Il justifie toutefois une inscription puisque le cinéma le Courcelles, modèle du genre, a disparu » (note du 6 décembre 1983).
Enfin, le 12 janvier 1984, l’inspectrice générale des Monument Historiques qui avait exprimé son opposition au classement de la marquise donne elle aussi un avis favorable à la protection de la salle : « La salle intérieure […] a été conçue initialement pour servir de salle de projection mais est encore marquée par la tradition de l’architecture de théâtre, ce qui est logique. Bien qu’il faille reconnaître une certaine indigence dans le détail et l’exécution de son décor, cette salle reste un témoin très important des débuts de l’histoire du cinéma et des aménagements qu’elle a suscités. Sa protection (inscription) s’impose afin que notre service puisse contrôler la préservation de ses caractéristiques spécifiques précaires ».
Mais ces recommandations resteront sans suite. Il est donc miraculeux que l’architecture intérieure du bâtiment et son décor aient été préservés jusqu’à aujourd’hui, en dépit de son affectation commerciale3.
La vie du cinéma Barbès Palace
Situé dans un quartier animé et commerçant, à deux pas des célèbres magasins Dufayel, le Barbès Palace était dans les années 1920, un cinéma prospère. Selon l’historien Jean-Jacques Meusy, il attirait « un vaste public de petits bourgeois et de gens de modeste condition. Ses recettes fort importantes, 370 405F en 1916, 420 600 F en 1917, etc. (francs constants), le placeront parmi les 15 premiers cinémas de la capitale à cette époque, et parmi les 20/22 premiers vers 1920.4 » Le cinéma programmait alors des films très récents, comme l’illustre le programme du 1er au 7 juillet 1921 reproduit ici.
On retrouve la composition classique de la séance des années 20 ‒ une très longue soirée qui, outre les actualités, comportait plusieurs films : un court métrage comique (Quel voyage de noces !), deux longs métrages et un épisode de feuilleton.
Cette semaine-là, le film évènement, dont l’intrigue est résumée dans le programme, est Quatre-vingt-treize d’Albert Capellani et André Antoine, commencé en 1914 et terminé en 1921, d’après l’œuvre de Victor Hugo. Sorti à Paris le 24 juin pour la 1ère partie et le 1er juillet pour la seconde, il arrive donc très vite sur l’écran du Barbès Palace. C’est l’époque où le long métrage s’affirme et s’empare de sujets plus ambitieux : des œuvres littéraires, notamment, pièces de théâtre ou romans, vont faire l’objet de très nombreuses adaptations au cinéma.
Avant cette grande fresque historique, place à la détente avec la comédie américaine, La lumière du monde, qui reposait sur la jeune actrice May Allison, lancée par les films dans lesquels elle partageait la vedette avec Harold Lockwood. La vogue étant aussi au roman feuilleton, livré par épisode dans la presse et au cinéma, bon moyen de fidéliser le spectateur en le tenant en haleine semaine après semaine, le Barbès Palace programme le 11e épisode de L’homme aux trois masques, film en douze épisodes d’Émile Keppens, d’après l’œuvre du très populaire auteur et scénariste Arthur Bernède.
La séance est encore marquée par l’influence du music-hall avec les attractions de l’entracte (cette semaine-là, les Prady’s, « chanteurs à voix ») et plusieurs intermèdes musicaux. Comme le Louxor, le Barbès Palace avait un orchestre, dirigé par un certain M. Thévenin – orchestre, souligne le programme, « composé de premiers prix de Conservatoire ».
Et bien entendu, on y retrouve les réclames pour les commerces du quartier: parfumeries, bijouteries, tailleur pour dame, marchand de chaussures, et même un détective privé !
Les temps difficiles
Comme le Louxor, le Barbès (qui, signe des temps, ne s’appelle plus le Barbès Palace !) propose jusqu’au milieu des années 60 une programmation variée, destinée au grand public, avec une majorité de films français et quelques productions étrangères. Si l’on feuillette les programmes des spectacles, on retrouve au Barbès tous les genres (comédie, films de cape et d’épée, policiers, films en costumes, etc.) et tous les noms des acteurs (de Pierre Brasseur à Arletty en passant par Darry Cowl ou Fernandel) qui ont longtemps assuré le succès des cinémas de quartier.
L’exploitant du Barbès s’efforce ensuite d’adapter ses programmes à une nouvelle demande en projetant un nombre croissant de films d’aventure, d’espionnage, de péplums ou de policiers mais aussi en proposant, le jeudi après-midi (jour de congé pour les scolaires) et le samedi après-midi, des séances destinées aux enfants ou à un public familial. Par exemple Baroud à Beyrouth pour FBI 505 alterne avec Cadet Rousselle (7-13 décembre 1967) ou Les maîtresses de Dracula avec Tintin et les oranges bleues (1-7 mars 67).
Puis, comme d’autres salles du quartier Barbès, qu’il s’agisse de la Gaîté Rochechouart ou du Louxor, à partir des années 70, le cinéma Barbès se place presque exclusivement sur le créneau des « films d’action » en privilégiant westerns italiens, films de karaté et films de guerre. Citons, à titre d’exemple, certains doubles programmes proposés en avril 1970, comme Et pour quelques dollars de plus (1965) de Sergio Leone et Les vikings (1958) de Richard Fleischer ; ou Deux salopards en enfer (1969) de Tonino Ricci et L’attaque de Fort Grant, western espagnol de 1965. Nombre de ces films datent de plusieurs années et sont donc moins chers à la location, avantage non négligeable pour des salles en difficulté.
Mais contrairement au Louxor ou au Delta qui se spécialisent, à la fin des années 70 et surtout au début des années 80, dans la programmation de films dit « exotiques » en version originale, le Barbès ne fait pas le choix de projeter les films égyptiens, algériens ou indiens, qui attirent alors le public immigré du quartier et de la banlieue. Ainsi, tandis que les portes du Louxor se ferment le 29 novembre 1983 avec la projection du film indien Qaid, le Barbès offre cette semaine-là Force 5 (film américain de 1961), La collégienne prend des vacances et Les douze tigres de Shaolin.
Si le Barbès ne fut jamais un « cinéma porno » pur et dur, ses doubles programmes se composaient cependant très régulièrement, pendant les années 80, d’un film d’action et d’un film dit « érotique » ; par exemple Jackie Chan l’irrésistible était suivi de Deux super sensuelles (22-28 mai 1985) ou Le tigre se déchaîne était projeté avant Les nuits perverses de Nuda (29 mai- 4 juin 1985).
C’est le 30 juillet 1985 que le rideau tombe définitivement sur l’écran du Barbès. Il propose, pendant cette dernière semaine de son histoire, deux doubles programmes sans surprise : du mercredi au samedi : Ninja Fury et Excès érotiques ; et à partir du dimanche, Bruce et ses mains d’acier et Collégiennes expertes…
Puis l’Officiel des spectacles du 31 juillet 1985 signale non pas la « fermeture définitive » de la salle mais sa fermeture « annuelle ». Pourtant la mention « fermeture annuelle » sera reconduite, semaine après semaine, jusqu’au 25 septembre, date à laquelle le Barbès, cité jusqu’alors entre l’Amsterdam Pigalle (salle porno) et la Cigale (qui était alors un cinéma), disparaît purement et simplement des listes…
Mais puisque son volume est intact et son gracieux décor remarquablement préservé, souhaitons qu’ un jour ce survivant de l’âge d’or du cinéma puisse être rendu à sa vocation de salle de spectacles…
Annie Musitelli © les amisdulouxor.fr
Notes
1. Présidée par Francis Lacloche, l’association Eldorado a mené, au début des années 80, une action en faveur des salles de cinéma menacées de disparition. Une exposition «Le Cinéma dans ses temples » a été organisée en 1983 à Paris et Bordeaux.
2. Fonds Edorado, Archives de l’Institut français d’architecture.
3. Autre exemple de décor préservé, la rosace qui ornait le plafond du cinéma Delta est toujours visible dans le magasin Guerrisol, place du Delta. Vous trouverez de belles photos sur le site Ciné-Façades.
4. Jean-Jacques Meusy, Paris-Palaces ou le temps des cinémas (1894-1918), CNRS Editions, 1995.