Henri Joseph Marie Zipcy était originaire de Constantinople qu’il quitta en 1889 pour venir étudier à l’école des Beaux-Art de Paris. Au cours de ses recherches sur la vie de cet architecte, Michèle Alfonsi avait relevé dans les Annuaires CERVATI de 1881 à 1909 les adresses de la famille Zipcy. Or notre trésorière, Marie-France Auzépy, également spécialiste de Byzance, fait de fréquents séjours à Istanbul. Excellente occasion de partir à la recherche des lieux de travail et des diverses demeures de cette famille de Levantins aisés dont les membres résidaient et travaillaient à Pera, l’élégant quartier européen de Constantinople, en face de la vieille ville, de l’autre côté de la Corne d’or (d’où son nom : péran en grec signifie « en face »). Mais l’affaire n’était pas si simple : tout d’abord les noms de rue étaient donnés dans l’Annuaire en transcription française du turc ottoman alors que les noms actuels appliquent la réforme linguistique imposée par Mustafa Kemal Atatürk dans les années 30(1) ; ensuite, certaines rues avaient disparu ; et enfin, la numérotation des rues avait changé plusieurs fois. Mais avec un peu de ténacité, il a été possible de retrouver les trois lieux de travail et les sept domiciles de la famille Zipcy à Péra.
Péra est une colline dont les versants, assez abrupts, descendent vers le Bosphore sud-est et vers la Corne d’or au sud-ouest. Une rue nord-est/sud-ouest, maintenant piétonnière, Istiklal caddesi, jadis « Grande Rue de Péra », occupe son sommet ; sur plus d’un kilomètre, elle relie la grand place Taksim, cœur de la ville européenne, au nord-est, à Tünel, le funiculaire entre le Pont de Galata sur la Corne d’Or et le haut de la colline, au sud-ouest. Les rues perpendiculaires (comme Amalı Mescit = Amali Mesdjid, ou Hamalbaşı = Hamalbashi) montent du Bosphore, la traversent, redescendent de l’autre côté sur la Corne d’or.
Les adresses professionnelles
Le père d’Henri Zipcy, André, était entrepreneur de presse : il a dirigé La Turquie, puis L’Orient, deux journaux de langue française, sans doute destinés, en raison de la langue employée, à la bourgeoisie levantine, grecque et arménienne surtout, dont le français était la langue « sociale » et que Claude Farrère a magnifiquement décrite dans L’homme qui assassina.
Les bureaux de ces journaux se trouvent tous sur la pente sud de la colline de Péra, dans le quartier de Galata, au pied de la Tour du même nom. La première adresse, chronologiquement, rue Hendek, est proche de la Tour et de Tünel, à l’extrémité d’Istiklal. En revanche, les deux autres adresses se trouvent beaucoup plus bas et sont proches de la Corne d’Or et du pont de Galata.
Le Baltazzi Han
L’une, au Baltazzi Han, est prestigieuse.
Les han sont des bâtiments commerciaux, souvent quadrangulaires, organisés autour d’une cour, généralement avec un étage à galerie ouverte sur la cour, qui portent souvent le nom de leur fondateur. Les bazars sont formés de han mitoyens. Le Baltazzi Han, qui se trouvait rue Voïwode, rue du Voïvode, c’est-à-dire du Gouverneur, appelée maintenant, signe des temps, rue des Banques, Bankalar caddesi, a été construit en 1880 par les Baltazzi(2), grande famille levantine. Vénitiens de l’île de Chio, attestés dès le XVIIIe siècle, ils ont aussi habité Smyrne (Izmir) où ils ont fait du commerce et exercé la profession de banquiers. Au XIXe siècle, Aristide Baltazzi (1830-1887), qui a épousé une baronnesse bavaroise – à ne pas confondre avec son homonyme, oncle de Marie Vetsera, l’épouse morganatique de l’archiduc Rodolphe, morte avec lui à Mayerling en 1889 -, est vice-ministre des finances du sultan. C’est cette même année 1889 qu’André Zipcy, récemment devenu propriétaire du journal La Turquie dont il était jusqu’alors le gérant, ouvre les bureaux de son journal au Baltazzi Han.
Le Perşembe Pazarı
André Zipcy reste peu de temps au Baltazzi Han puisque en 1891, son adresse professionnelle se trouve rue Mehkémé, au Perchembé-Bazar. Le Perşembe Pazarı, ou marché du jeudi, jouxte le Baltazzi Han vers le bas de la pente et la Corne d’Or : la rue Perşembe Pazarı, perpendiculaire à la Bankalar cad., longe d’ailleurs le han. On y rencontre quelques très beaux han génois des XIVe et XVe siècles.
Le quartier a eu une vocation commerciale internationale dès le Moyen Age et la présence de la rue des Banques atteste de la continuité de cette vocation. Mais le Perşembe Pazarı est maintenant spécialisé surtout dans la petite ferronnerie. La rue Mehkémé, maintenant rue Galata Mahkemesi, donne dans la rue Perşembe Pazarı et est à deux pas du Baltazzi Han, mais l’adresse est nettement moins prestigieuse.
André Zipcy y est resté au moins 4 ans et au plus 6 ans : d’abord, en 1891, comme directeur propriétaire du journal La Turquie, ce qu’il cesse d’être en 1892 où il est enregistré dans l’annuaire CERVATI en tant qu’ex-directeur du journal ; puis en 1895, comme directeur propriétaire du journal L’Orient, ce qu’il n’est plus en 1898, où il est enregistré comme ex-directeur, identité qui reste la sienne jusqu’en 1909.
A partir de 1898, seule l’adresse de ses domiciles privés successifs figure dans l’annuaire.
Les domiciles
Les parents d’Henri Zipcy ont souvent changé de domicile : en moyenne, ils ont déménagé tous les quatre ans. Mais ils ont toujours privilégié le haut de la pente sud de la colline de Péra, vers la Corne d’or, ce qui témoigne d’une certaine aisance. Après une première résidence proche du grand lycée franco-ottoman de Galata Saray, leurs appartements successifs s’étagent selon un axe nord-est/sud-ouest, le long du boulevard Tarlabaşı : d’abord situés au nord-est vers Taksim, ils se rapprochent du Bosphore et du pont de Galata, pour résider enfin près du Péra Palace, cher à Hemingway et à Agatha Christie.
Les Zipcy n’ont pas quitté ce que l’on peut appeler le quartier bourgeois, un quadrilatère qui va d’Istiklal caddesi au boulevard Tarlabaşı.
La rue Souterazzi
La première adresse des Zipcy répertoriée dans l’annuaire CERVATI est le numéro 11 de la rue Souterazzi, pour l’année 1881, alors qu’André est directeur-gérant du journal La Turquie. Cette rue, dont le nom exact était Su Terazi – qui signifie quelque chose comme « château d’eau » -, s’appelle maintenant Turnacıbaşı. Elle donne dans Istiklal caddesi et borde le lycée de Galatasaray ; c’est donc une rue « intellectuelle » puisque s’y trouve aussi le lycée grec Zôgrapheion ; vocation intellectuelle cependant tempérée par la présence d’un hamam au bout de la rue. Le numéro 11 ne se trouve pas à côté du lycée grec, dans la partie de la rue qui longe les jardins de Galatasaray et est bien éclairée ; il est sur sa partie étroite et sombre proche d’Istiklal caddesi.
Ce n’est sans doute pas la première adresse des Zipcy à Istanbul, si l’on en croit leurs habitudes nomades et sachant qu’ils sont à Istanbul depuis 1873 au moins, puisque la naissance de leur fils Henri y est enregistrée à cette date. En 1883, d’ailleurs, ils ont déjà quitté le 11 rue Su Terazi pour le 188 boulevard Tarlabaşı.
Boulevard Tarlabaşı
Le numéro 188, du boulevard Tarlabaşı a disparu : cette rue est devenue un énorme boulevard qui relie le second pont sur la Corne d’or à la grand place Taksim et sépare de façon quasi irrémédiable le haut et le bas du versant sud-ouest de Péra, le bas s’étant prolétarisé et le haut boboïsé. Au XIXe siècle, en revanche, cette rue passante n’était pas une frontière. Pas de chance, le n°188, qui se trouve sur le côté « bas » du boulevard, vient de disparaître dans une énorme opération de destruction/rénovation.
Tout en étant à la lisière des beaux quartiers, le domicile sur le boulevard ne devait pas être particulièrement attractif, car il était certainement déjà bruyant et poussiéreux. Les Zipcy y sont restés cinq ans de 1883 à 1888, tant qu’André est directeur-gérant de La Turquie. C’est dans cet appartement qu’Henri, le futur architecte du Louxor, a passé son adolescence.
La famille s’enrichit : le 82, rue Hamal Bachi
En 1889, la famille connaît une fortune soudaine : elle déménage un peu plus bas vers le sud-ouest, au 82, rue Hamal Bachi (Hamalbaşı) ; le père, André, passe du statut de gérant à celui de propriétaire du journal La Turquie et, comme nous l’avons vu, transfère ses bureaux de la rue Hendek au Baltazzi Han ; un des fils, Henri, est envoyé à Paris faire des études. Il est alors âgé de 16 ans et on ne sait s’il connut la nouvelle maison de ses parents : durant ses années d’études parisiennes dont l’Ecole des Beaux-Arts a gardé la trace (voir l’article Qui êtes-vous Monsieur Zipcy ?), revenait-il passer les vacances à Istanbul et a-t-il connu le 82 rue Hamalbaşı ? On ne sait.
Le 82, rue Hamalbaşı n’a pas disparu, mais il a été restauré de façon assez disgracieuse. Il n’a pas été facile de le retrouver, mais d’anciennes plaques portant les numéros 76 et 78 ont permis de l’identifier : un petit immeuble sans prétention, refait à neuf avec une peinture rosâtre. La famille a-t-elle habité tout l’immeuble, ce qui est possible, vu sa petite taille et qui serait le signe d’un enrichissement notable, ou seulement un appartement ?
La bonne fortune et la rue Hamalbaşı ne durent guère plus de deux ans : en 1892, André n’est plus directeur-propriétaire du journal La Turquie, et son domicile n’est pas mentionné dans l’annuaire CERVATI.
La rue Amalı Mescit
En 1895, André Zipcy est désormais directeur-propriétaire du journal L’Orient, toujours à la même adresse professionnelle, rue Mehkémé/Galata Mahkemesi, mais il a déménagé et habite maintenant rue Amalı Mesdjit (ou Mescit). C’est une rue pentue, passante et assez sombre, qui relie Istiklal caddesi au boulevard Tarlabaşı qu’elle atteint en longeant le Péra Palace.
Les Zipcy n’y restent que trois ans puisque, en 1898, ils sont domiciliés 60, rue Toz-Coparan. La situation d’André a encore changé : il n’est plus directeur de L’Orient et n’a pas repris d’autres fonctions. On peut supposer qu’il est à la retraite, mais il change encore deux fois de domicile au début du XXe siècle : une fois dans la même rue, du 60 au 32 de la rue Toz-Coparan, et enfin, en 1909, rue Akarca. On ne peut rien dire de la rue Toz-Coparan dont il ne reste plus qu’un embryon, le reste ayant dû disparaître lors de la construction d’un énorme stade.
Les derniers domiciles des Zipcy sont très proches les uns des autres : de la rue Amalı Mescit, ils ont traversé le boulevard Tarlabaşı et se sont installés de l’autre côté, tout près du boulevard, sans jamais s’éloigner du Péra Palace.
Dernier domicile connu : la rue Akarca
La rue Akarca est une rue fort agréable dont les maisons jouissent d’une belle vue sur le pont de Galata et la côte asiatique. La numération ancienne « 33-35 », sauvegardée au-dessus de la porte du Güzel Manzara Apartmanı – à Istanbul, les immeubles anciens, appelés apartman, portent un nom inscrit au-dessus de la porte -, fait penser que le 35 bis devait être l’immeuble mitoyen du Güzel Manzara, peint en vert pâle. C’est le dernier appartement connu des parents d’Henri Zipcy et c’est sans conteste le plus agréable. Est-ce là qu’Henri logea quand il vint se marier en 1912 ?
Conclusion
Ce que l’on entrevoit des Zipcy dans cette suite d’adresses stambouliotes, c’est une famille levantine de la moyenne bourgeoisie, qui accède à la fortune en 1889. Un ensemble d’indices rendent manifeste cet enrichissement soudain : André Zipcy achète le journal dont il était le gérant depuis une dizaine d’années, il déménage et habite peut-être une maison plutôt qu’un appartement, il installe son bureau au Baltazzi Han. Apparemment cette bonne fortune ne dure pas, puisqu’il quitte le han, revend son journal – à moins qu’il n’ait fait faillite – et retourne dans un appartement. La situation se stabilise en 1895 avec la création d’un nouveau journal et l’installation dans les appartements plus calmes au sud du boulevard Tarlabaşı, et elle reste stable même après la retraite : on ne sait si André a vendu son journal ou s’il en a arrêté la parution, mais les appartements où il vit après sa retraite témoignent d’une honnête aisance. Le jeune Henri n’a connu que les années, sans doute un peu difficiles, du 188 rue Tarlabaşı, mais il a bénéficié de l’enrichissement soudain qui lui a permis de partir en France et d’y faire des études. Rien dans ces maisons ne laisse présager une passion pour l’Egypte, mais l’Egypte, au moment où Henri est adolescent, est une province de l’Empire ottoman dont il habite la capitale et c’est à ce titre un horizon familier.
Marie-France Auzépy ©lesamisdulouxor.fr
Notes :
1. Note sur la prononciation du turc moderne : c = dj ; ç = tch ; e = é ; ı = eu ; ş = che ; u = ou ; ü = u
2. Sur les Baltazzi, on peut consulter le site Levantine Heritage fait par un membre de la famille.