Vous reprendrez bien un petit café ?

Histoire des ancêtres de la Brasserie Barbès

2, boulevard Barbès et 124/126, Boulevard de la Chapelle, 1860-2015

Barbès a retrouvé, en avril 2013, son cinéma de quartier, le Louxor. Avec l’ouverture de la Brasserie Barbès, il est maintenant en train de renouer avec la longue tradition des cafés, nombreux autrefois autour du carrefour et dans les rues avoisinantes. Dominique Delord, chercheuse en histoire culturelle, nous présente dans un article solidement documenté et richement illustré, l’ histoire des ancêtres de ce café « branché »,  inscrite dans l’évolution d’un quartier populaire, laborieux et longtemps déshérité. 

6 juin 2011 : incendie de Vano - 9 mai 2015 : Brasserie Barbès

6 juin 2011 : incendie de Vano – 2015 : Brasserie Barbès

La Brasserie Barbès vient de naître des cendres d’un immeuble (le magasin Vano) qui a brûlé en 2011 [cliquer sur l’image ci-dessus pour l’agrandir. NDLR]. L’emplacement a une longue histoire – plus de 150 ans. Café, brasserie, bal, café-concert, manufactures, imprimeries, commerces, lieu de vastes réunions politiques ou syndicales avec de grands noms du XIXe siècle… Pour un retour dans le passé, voici un café-gourmand historique…
Nous commencerons cette histoire vers 1860, quand Paris s’agrandit et annexe ses communes périphériques, dont celle de La Chapelle-Saint-Denis.

Les nouveaux Parisiens de 1860

La démolition du Mur des Fermiers Généraux en 1860, Henri Daumier

Depuis plusieurs années déjà, le carrefour autour de l’actuel métro Barbès-Rochechouart est en chantier. On démolit le très haut Mur des Fermiers généraux, vieille coupure entre Paris et les communes extérieures, et le boulevard de La Chapelle est maintenant un large espace (encore) vide. En 1855, l’ouverture de l’hôpital Lariboisière a mis fin à huit ans de travaux. Au sud, le boulevard de Magenta est enfin terminé, mais au nord, on va bientôt élargir le bas de la rue des Poissonniers pour en faire le boulevard d’Ornano (rebaptisé boulevard Barbès en 1882). L’industrialisation des alentours monte en puissance depuis une vingtaine d’années. À deux pas du carrefour, les centaines d’ouvriers de la Compagnie Générale des Omnibus et la myriade de ses sous-traitants assurent la fabrication, la circulation et la maintenance de près de 600 voitures et leurs 3200 chevaux. La Compagnie vient d’obtenir le monopole des transports de voyageurs et le tramway est pour bientôt. Les Chemins de Fer du Nord – voies ferrées, hangars, fabrication et entretien de matériel, continuent leur emprise tentaculaire. 1865 voit l’inauguration de la nouvelle Gare du Nord. Ouvriers et ouvrières du cuir, du bois, de la couture sont très nombreux, dans de grandes fabriques ou à domicile
Une telle activité économique provoque un grand afflux de main d’œuvre, qu’il faut donc loger, nourrir… et distraire.
L’emplacement de l’actuelle Brasserie Barbès recoupe plusieurs adresses du passé dont le « regroupement » a varié au fil du temps: une partie du 124, les 126 et 128 du boulevard de La Chapelle et le 2 du boulevard Barbès actuel.

Les parcelles au moment de l’annexion de La Chapelle –Cadastre révisé des communes annexées (1830-1850), Plan F dit « de la mairie ». Archives de Paris, CN 111

Les parcelles au moment de l’annexion de La Chapelle –Cadastre révisé des communes annexées (1830-1850), Plan F dit « de la mairie ». Archives de Paris, CN 111

Le n° 126, boulevard de la Chapelle

Les deux petites parcelles du n°126 du boulevard de La Chapelle appartiennent à Anthéaume, marchand boucher tout en haut de la rue Saint-Denis. On peut penser que c’est pour lui un pied-à-terre utile, en raison de sa proximité avec l’énorme abattoir de Montmartre, avenue Trudaine. Anthéaume vendra bientôt la bicoque à Jean Laumonier, qui avait acheté les maisons du n° 128 et du 2 et 4 rue des Poissonniers (futur boulevard Barbès) en 1857. Ces dernières sont bien modestes : l’une a dix portes et fenêtres, l’autre, six (1). Toutes seront plus tard reconstruites, les enfants Laumonier en restant propriétaires jusqu’à la fin du siècle.
Au n°126, au moment de l’annexion de la commune La Chapelle-Saint-Denis, en 1860, Laumonier tient déjà un café-restaurant au rez-de-chaussée, avec les billards de rigueur. À l’étage se trouve un bal baptisé le Grand Salon (reprenant sans doute le nom d’un autre bal du même nom, boulevard de Clichy), nom si répandu qu’on précisera ensuite : Grand Salon Poissonnière. Laumonier, fils d’un vigneron de l’Yonne, 56 ans, avait débuté comme garçon chez un marchand de vins du Marais ; mais dans l’élégante rue Royale, il était récemment patron de son propre café. Ce professionnel du « débit de boisson » est donc de ces commerçants ou industriels avisés qui ont compris que s’installer dans un quartier en expansion, si proche de Paris, pouvait être une bonne affaire.

Entrez dans le bal…

Marchands de vin, bals, guinguettes, pourvoyeurs de prostituées s’étaient implantés dans les parages depuis belle lurette pour échapper à l’octroi, taxe sur les marchandises entrantes, à payer à la Barrière Poissonnière, deux petits bâtiments sans fioritures, en haut du faubourg du même nom. Depuis un siècle, venir s’amuser aux « barrières » en fin de semaine était une pratique très populaire.
Bien sûr, les temps ont changé dans ce nouveau quartier parisien. Le paysan ou le marchand de vaches (le marché aux bestiaux, toujours actif, a longtemps été la ressource principale de La Chapelle) sont moins nombreux. Mais même si, sur les nouveaux boulevards, poussent de beaux immeubles haussmanniens, la clientèle ouvrière est bien là. Au Grand Salon Poissonnière, on boit sec et on danse avec passion – la valse est déjà une vieille chose, on lui préfère la polka, la mazurka, et surtout le trépidant cancan, où on se permet tout !

Un bal populaire vers 1860. Estampe anonyme, collection B. Vassor. A droite, le garde de service en bicorne, les joueurs de billard à l'étage.

Un bal populaire vers 1860. Estampe anonyme, collection B. Vassor. A droite, le garde de service en bicorne, les joueurs de billard à l’étage.

Les « bals publics » – a fortiori les « bals de barrière » – ont alors la réputation d’être essentiellement une antichambre de la prostitution, comme l’expliquent de très nombreux textes :
« De ce côté [de la Seine], c’est le Grand Salon Poissonnière, l’Élysée-Montmartre, la Reine Blanche. Au Grand Salon, ce sont les petits ouvriers qui se préparent au proxénétisme;  à l’Élysée, ce sont des commis ou des employés (…) »(2).
Dans  son article « Les bals à cinq sous » (Le  Gaulois, 1868), le journaliste passe de bal en bal où un amant éconduit recherche une prostituée dont il est épris et qui tape dans l’exter, c’est-à-dire hante les bouges périphériques. Deux écriteaux frappent le journaliste : « On est prié de ne rien jeter par les fenêtres ; on est prié de ne pas frapper des pieds » – pour ne pas déranger les joueurs de billards du rez-de-chaussée, sans doute !

Le n°124 boulevard de la Chapelle
Un autre bal et deux cafés

La maison du n° 124 du boulevard de La Chapelle qu’avait achetée en 1854 Hyppolite Poix (un distillateur à Montmartre, du même âge que Laumonier) fut abattue et reconstruite dix ans plus tard. Le bâtiment, inchangé depuis le XIXe siècle, existe toujours, scindé en deux parties : le magasin Foot Locker à gauche (espace récemment encore occupé par Vano), l’hostel à droite. À l’étage, Poix, lui aussi, donnait des bals ; en bas, de part et d’autre du porche, il exploitait deux grands cafés.
Dans celui de droite, les locataires successifs allaient d’ailleurs ajouter une nouvelle corde à leur arc : le café-concert, loisir en pleine expansion. Très modeste, il disparaitra en 1886. Mais son dossier de police (APP DA28), où sont archivées des autorisations d’activité données au compte-goutte, permet d’avoir un aperçu de la vie du quartier. Du premier rapport (1872) au dernier (1886), même couplet : « L’ouverture d’un café-concert à l’endroit précité ne me parait pas nécessaire, attendu que dans le voisinage et tout à fait à proximité il y en a quatre autres (3) ; qu’en outre, à la même adresse, on trouve le Bal du Grand Salon. La clientèle de ces établissements est trop turbulente et ne me semble pas présenter de garanties suffisantes pour la tranquillité ».
Pas même de nom pour ce café-concert, sauf de 1882 à 1884, où il sera le nième Concert Béranger et, quelques mois en 1886, La Nouvelle-Calédonie.

05- Concert Béranger

Concert Béranger, 1883. Archives Préfecture de Police de Paris, DA 28

Vous avez dit tranquillité ?

Que certains journalistes et écrivains aient voulu noircir le tableau pour donner le frisson, certainement. Mais conditions de logement et de santé déplorables, prostitution sordide, alcoolisme, insécurité ont bel et bien été, sous la Troisième République, la situation de ce quartier ouvrier, situé dans le peloton de tête des quartiers déshérités (4). Le boulevard de la Chapelle, de nuit surtout, a beaucoup alimenté les faits divers. Dans les bals de notre coin de rue eurent lieu des rixes spectaculaires, qu’ont rapportées presse et police. Un exemple : en 1909 (le bal est maintenant au fond de la cour du 124) la blanchisseuse Aglaé, jalouse, a poignardé son amant, Georges Cimetière (authentique!). La bagarre est générale, les policiers sont tabassés, des militaires de passage itou, et il faudra quinze agents supplémentaires, sabre au poing, pour venir à bout de la foule.

Les Apaches du Boulevard de la Chapelle, choux gras de la presse populaire… Le Petit Journal, 22 septembre 1907

Les Apaches du boulevard de la Chapelle, choux gras de la presse populaire… Le Petit Journal, 22 septembre 1907

Sur les pas de Gervaise : L’Assommoir de Zola 

En 1874 avait commencé à paraître, en feuilleton, L’Assommoir de Zola. Même si l’intrigue est censée commencer vers 1850, Zola avait mené les années précédentes une enquête topographique et sociologique sur le quartier de la Goutte-d’or. L’emplacement qui nous intéresse est au cœur de ce roman, comme le montrent les croquis de repérage de l’écrivain. L’image entièrement négative que Zola donne à ce quartier lui colle toujours à la peau. Bien sûr, Zola a interprété ce qu’il avait vu, mais les deux étages du misérable Hôtel Boncœur où loge Gervaise, au coin de la rue des Poissonniers (devenu boulevard Barbès) ressemblent fortement au deux étages du vrai bâtiment, au même endroit. Les deux Grands Salons sont évoqués nommément par Zola parmi les bals que fréquente Nana. Et comment ne pas penser aux « dix fenêtres donnant sur le boulevard » du bal du n° 124, comme l’indique le cadastre, quand nous constatons avec Gervaise qu’a disparu le bal du Grand-Balcon (5) : « dans la salle aux dix fenêtres flambantes venait de s’établir une scierie de sucre ». Quant au fameux assommoir du Père Colombe, il était juste en face de notre immeuble, de l’autre côté de la rue des Poissonniers.

Les activités se diversifient  

En 1874, Alphonse  Girard installe sa manufacture de chaussures dans la partie gauche du n° 124. Il employait une centaine d’ouvriers, assistés de machines à vapeur, comme le fit son successeur René Coïon (1881-1894). Les deux entreprises furent médaillées aux Expositions universelles de 1878 et 1889 pour leurs chaussures de luxe, dont beaucoup étaient exportées.

La Manufacture de chaussures Alphonse Girard, Annuaire du commerce, 1882.

La Manufacture de chaussures Alphonse Girard, Annuaire du commerce, 1882.

Sur la publicité ci-dessus (1882), (où les dix fenêtres du pseudo Grand Balcon de Zola sont bien visibles), on voit aussi les deux étages supplémentaires du n° 126 que les photographes Félix Tessier et Piron avaient fait élever à leurs frais en 1876, pour en faire un studio et un laboratoire. Ils tenaient boutique au rez-de chaussée, à côté du café. D’autres confrères leur succéderont jusque dans les années trente. De modestes artisans, semble-t-il, réalisant des cartes-photos comme celle-ci, avec son décor réaliste (6).

Recto/Verso d’une Photo-carte de Gonzalès, photographe. Collection particulière

Recto/Verso d’une photo-carte de Gonzalès, photographe. Collection particulière

De l’omnibus au métro  

La présence des transports a toujours été déterminante pour le carrefour Barbès. Plusieurs omnibus y passaient, ils seront progressivement supplantés par les tramways. En 1878, un Bureau de la Cie Générale des Omnibus avait été édifié devant le n° 128.

En 1903, la section aérienne de la ligne 2 du métro Anvers-rue de Bagnolet entra en fonction: malgré le large espace laissé sous les voies, une coupure nord/sud était de nouveau en place.

Début des travaux du métro, avril 1901. En septembre, un ouvrier perdit la vie en tombant dans une fosse de 25m, ouverte devant le 124 pour les fondations des pylônes.

Début des travaux du métro, avril 1901. En septembre, un ouvrier perdit la vie en tombant dans une fosse de 25m, ouverte devant le 124 pour les fondations des pylônes.

à gauche : emplacement du Louxor, les étalages du Sacré Coeur - à droite : imprimerie Lamy, lithographies

Détails de l’image précédente : à gauche,  les étalages du Sacré Coeur (emplacement du Louxor)- à droite : imprimerie Lamy

Sur la photo ci-dessus, on lit Imprimerie C. Lamy sur la façade de droite. Succédant aux manufactures de chaussures, Charles Lamy et sa sœur Charlotte (7) imprimèrent de 1894 à 1905 articles de bureau soignés et billets de chemin de fer. À gauche, on aperçoit les voilages à l’étalage du magasin de nouveautés Au Sacré Cœur, emplacement du futur Louxor.

Entre 1905 à 1908 : Station Barbès – L’imprimerie Wellhoff s’était associée à Laffon-Lamy en 1900, et avait racheté l’affaire en 1905.

Entre 1905 à 1908 : Station Barbès – L’imprimerie Wellhoff s’était associée à Laffon-Lamy en 1900, et avait racheté l’affaire en 1905.

Détail de la vue précédente avec l'imprimerie Wellhof et la marquise ela brasserie.

Détail de la vue précédente avec l’imprimerie Wellhof et la marquise de la brasserie.

Comme on le voit sur la carte postale ci-dessus, au coin des boulevards, il y a une maison nouvelle (1891). À noter, la légère décoration au-dessus des fenêtres, la marquise ouvragée d’une brasserie qui n’est visiblement pas peu fière de son téléphone ! La brasserie ( qui s’ouvre à la fois sur le boulevard Barbès et sur celui de La Chapelle) sera donnée à bail à plusieurs tenanciers successifs : Samson, Jambon, Dürr, Vachette…dont les noms apparaissent parfois au fronton de la brasserie sur les cartes postales, comme celle où apparait Vachette (autour de 1905) (8).
En haut du même immeuble, le photographe qui en est alors propriétaire, Louis Vannier, obtiendra  en 1905 un permis de construire pour surélever la façade d’un bandeau de 26 m de long  pour les publicités.

 en 1907

Le carrefour Barbès en 1907. La brasserie a désormais un fronton, et des réclames pour un tailleur, les cafés-concerts Scala, Folies-Bergère, Eldorado…

Détail : le nouveau fronton et les réclames

Détail : le nouveau fronton et les réclames

Un foyer de vie politique 

En cette fin du XIXe siècle, les luttes sociales et politiques sont âpres. Quoi de mieux qu’un café pour se réunir ?
Avant que syndicats (1884) et associations (1901) aient le droit d’exister, et pendant des années après, les cafés vont accueillir, toute la fin du XIXe siècle et début du XXe, serruriers, tailleurs de pierre, menuisiers, cordonniers, tailleurs, facteurs de piano, marchands des quatre-saisons, employés du gaz – jusqu’en 1874 pour le n° 124 du boulevard (9), et de manière continue au n°2 du boulevard Barbès, avec ses deux salles dont la plus fréquentée sera la Salle Charles, à l’étage, pouvant accueillir 200 personnes (9).
On peut relever quelques événements politiques notables, dont l’orientation est très homogène. Nettement à gauche, elle reflète les opinions majoritaires du quartier.

Gambetta, clémenceau et Jules Guesde ont participé à des réunions dans les cafés de Barbès

Gambetta (1832-1882), Clémenceau (1841-1929), photo de Carjat, 1874, et Jules Guesde (1845-1922) ont participé à des réunions dans les cafés de Barbès

En 1869, les élections législatives sont très animées. Napoléon III vient d’accorder un peu plus de liberté à la presse, et les réunions électorales sont autorisées. Léon Gambetta, leader des partisans d’une France républicaine, tiendra au Grand Salon quatre réunions. Dans l’une, Gambetta aborde un sujet sensible récurrent dans le quartier, la prostitution : « plaie sociale patentée, tolérée et officiellement soutenue, [l’orateur] dit qu’elle ne peut être vaincue que par l’instruction purement laïque. Suivant lui, les filles élevées dans des établissements religieux sont ou des sottes dévouées aux mômeries de l’église, ou des prostituées. Il faut donc émanciper la femme (…) » (10).

Lors de la campagne des municipales de 1874, un autre virulent orateur républicain est à la tribune : Georges Clemenceau. Élu du 18e depuis 1870, cet homme politique exerce depuis cinq ans comme médecin au dispensaire de la rue des Trois-frères. Candidat du Comité républicain radical-socialiste, il vient affronter Labat, maire de Montmartre sous l’Empire.

Clemenceau était un ardent défenseur de l’amnistie pour les rescapés de la Commune de Paris (accordée en 1879), actifs dans ce quartier où des événements rappelaient souvent que « La Commune n’est pas morte », comme disait la chanson. Juste avant sa fermeture (1886), l’exploitant du café-concert du n° 124 avait demandé une autorisation pour un musée de figures de cire, montrant, sous vitrine, les différentes formes de tortures de l’Inquisition (on était en plein dans l’ascension de l’anticléricalisme), nommant son estaminet La Nouvelle-Calédonie. Le commissariat était inquiet, croyant savoir que le demandeur avait travaillé, un an plus tôt, à la mémorable Taverne du Bagne de Maxime Lisbonne, le truculent Communard, rescapé, justement, du bagne de Nouvelle-Calédonie…

En 1890, le prestigieux Communard Prosper Lissagaray, candidat aux législatives, sera acclamé à la Salle Charles par une salle bourrée à craquer.
Quinze jours plus tard, les Libertaires du 18e annonçaient que désormais tous les dimanches ils feraient une soirée familiale au même endroit : les anarchistes sont eux aussi bien implantés (11).
Avant de s’unifier en SFIO dans un autre café en 1905 (Le Globe, boulevard de Strasbourg), les socialistes, aux effectifs fournis dans le 10e et le 18e, furent longtemps divisés en plusieurs partis, dont le 2, boulevard Barbès était un des lieux de réunion. En 1882, s’y serait même formé le Parti Ouvrier Français de Jules Guesde (12) et en 1902 se constituait au même endroit la Fédération du Parti Socialiste de France, qui réunissait les trois partis impulsés par Jules Guesde, Édouard Vaillant et Jean Allemane (13). Libres penseurs, francs-maçons, Ligue des Droits de l’Homme, Ligue pour l’affranchissement de la femme se retrouvèrent aussi souvent Salle Charles.
Quant aux artistes du spectacle, dont les lieux de travail étaient nombreux côté 10e comme côté 18e, c’est à la Salle Charles qu’ils tiendront en 1910 la première assemblée des délégués de leurs syndicats, qui venaient de s’unifier dans la Fédération Générale du Spectacle,  affiliée à la CGT (14).

Au n° 124 : un restaurant Art nouveau

En 1908, le vieux bâtiment change et est complètement réaménagé. Le rez-de-chaussée devient un restaurant populaire, un Bouillon Chartier, avec un hôtel à l’étage (dont l’hostel d’aujourd’hui  est l’avatar). Édouard Chartier commanda des plans à Jean-Marie Bouvier,  l’architecte même qui avait conçu deux des ravissants bijoux Art nouveau qui ont survécu, les Bouillons du 3, rue Racine et du 59, Boulevard Montparnasse.

Plans de construction d’une nouvelle façade transformant le n° 124 en Bouillon Chartier, 1908 - Permis de construire, Archives de Paris VO 11 575

Plans de construction d’une nouvelle façade transformant le n° 124 en Bouillon Chartier, 1908 – Permis de construire, Archives de Paris VO 11 575

Le Bouillon Chartier du n° 124. Cette carte-photo porte au dos : Studio Mendel, photographe, 51 Bd Barbès. Derrière les employés déguisés se trouve une affiche pour la Quinzaine du Boulevard Barbès, qui permet de dater la photo de 1933 ou 1934. Collection D. Delord

Le Bouillon Chartier du n° 124. Cette carte-photo porte au dos : Studio Mendel, photographe, 51 Bd Barbès. Derrière les employés déguisés se trouve une affiche pour la Quinzaine du Boulevard Barbès, qui permet de dater la photo de 1933 ou 1934. Collection D. Delord

Quelques années plus tard, les réunions auront la marque de la guerre. Citons celles qui se sont tenues en 1915 à la Chope Flamande – nouveau nom de la brasserie du 2, boulevard Barbès – des Artistes musiciens réfugiés, des Réfugiés et Évacués de la Meuse, etc. Après la guerre, le patron de la Chope contribuera pour la municipalité à évaluer les dommages de guerre de la Goutte-d’or.

Au moment de l’ouverture du Louxor

En 1921, quand le Louxor ouvre ses portes, apparaît au 2, boulevard Barbès un nouveau commerce : le Salon du meuble de Nathan Lévitan. Au fond des cours de nos immeubles,  plusieurs Juifs venus d’Europe centrale (immigrants principaux du quartier à la Belle Époque), avaient tenu des commerces de friperie ou de meubles d’occasion. Cette fois, c’est du flambant neuf, comme les autres magasins d’ameublement que possèdent les autres frères Lévitan, Paris-Mobiliers, 18, boulevard Barbès,  les Galeries Barbès au n° 55, 85-87 faubourg St-Martin et 63, boulevard de Magenta.

Le Salon du Meuble. Le Journal, 1922

Le Salon du Meuble. Le Journal, 1922

Une autre après-guerre

En 1939, le Bouillon Chartier du n° 124 s’était transformé en un autre type de restaurant populaire : un de ceux appartenant à la coopérative ouvrière La Famille Nouvelle. Créée en 1900, celle-ci était depuis les années trente dirigée par le Parti Communiste.

Ce soir, 3 mai 1939 – « La Famille Nouvelle, continuant son effort, vient d’ouvrir son dixième restaurant, 124, Boulevard de La Chapelle…. »

Ce soir, 3 mai 1939 – « La Famille Nouvelle, continuant son effort, vient d’ouvrir son dixième restaurant, 124, Boulevard de La Chapelle…. »

Pendant la Seconde Guerre, ce lieu fut utilisé par divers organismes du gouvernement de Pétain : en 1941, ce fut  un des Centres locaux du Comité central d’assistance aux prisonniers de guerre ; en 1944, le Foyer des Vieux du Secours National. Quelque temps cantine de la Croix-Rouge après-guerre, il redevint un restaurant de la Famille Nouvelle.

Au 2, boulevard Barbès, les Établissements Lévitan, qui avaient été victimes de spoliations très importantes pendant la guerre, rebaptisèrent Le Salon du meuble en Paris mobiliers après-guerre. Lors des bombardements de la Libération, en août 1944, la marquise du magasin de meubles avait été soufflée.
Peu après la Première Guerre, un magasin de musique s’était installé à gauche du restaurant du n° 124. Au Phono Hall, on pouvait écouter et acheter disques et chansons. Après la Seconde Guerre, la boutique (toujours existante) de Mme Sauviat se fera l’ambassadeur des musiciens du Maghreb.
En 1969, enfin, ouvrent les Galeries Vano, magasin de prêt-à-porter dont le logo est Vanoprix. En 1985, cette SARL entreprend des travaux importants. Les trois étages du n°126, de celui qu’on appelait encore « le Café Rousseau » (depuis 1924 )(15) sont  démolis et remplacés par un immeuble nouveau, qu’on essaye d’ « harmoniser » avec les constructions précédentes, en ajoutant un deuxième fronton sur le Boulevard de la Chapelle. C’est la physionomie du groupe d’immeubles résultant de ces travaux que vient de reconstituer la Brasserie Barbès.

Le café Rousseau en 1970 décoré d'une fresque de mosaïques

Le café Rousseau en 1970 avec sa fresque de mosaïques

Détail de la fresque deu café Rousseau

Détail de la fresque du café Rousseau

En route pour l’East Montmartre ?

Sachet Vanoprix

Sachet Vanoprix, années 1970. Le gérant de Vanoprix, E. Guez, était d’origine tunisienne comme J. Ouaki, des magasins Tati. Ils s’étaient associés en 1947.

À la lecture de la presse ou des réseaux sociaux de ces derniers mois évoquant l’ouverture de la Brasserie Barbès, on ne peut que constater que 150 ans après l’intégration dans Paris de La Chapelle-Saint-Denis, l’installation d’un établissement se désirant « classieux » à cet emplacement est encore présenté comme une audace, une aventure !  Il est vrai que ce quartier est en voie de changement tant du point de vue de l’immobilier que de celui de la population et que les promoteurs de la Brasserie ont déjà repris d’anciens bistrots, dans la mouvance « vieux quartiers populaires = lieux de sorties branchés » (les sociologues Pinçon-Charlot la nomment « oberkampfisation »). Il est amusant de voir que le socle commercial est similaire à celui d’une bonne partie de la riche histoire de nos bâtiments : « Bar – Café – Brasserie – Dancing », peut-on lire sur la marquise de la Brasserie Barbès. Pour parodier le South Pigalle, assistons-nous à la naissance d’un East Montmartre ?

©Dominique Delord / Lesamisdulouxor.fr  – avril 2015

Sources non citées dans les notes
Les archives consultées aux Archives de Paris :
Etat-civil. Histoire des sociétés commerciales. Presse, annuaires professionnels, Bottins.
Calepins des propriétés bâties et permis de construire des boulevards de la Chapelle (D1P4 213 et 214 – VO11 572 et 575 – VO12 42 – 3589W 0402) – rue des Poissonniers jusqu’en 1867 (D5P2 40) – boulevard d’Ornano,  1867 -1882 (D1P4 829) – boulevard Barbès (D1P4 71, Vo11 201, VO13 16) – boulevard Rochechouart (D1P4 964)

Notes
1. Le nombre de portes et de fenêtres a été la base d’un des impôts fonciers jusqu’en 1926.
2. Édouard Siebecker, Cocottes et petits crevés. Le Chevalier, 1867
3. Archives Préfecture de Police de Paris, DA 28. Ces quatre bals étaient probablement les Folies-Robert, 18, Boulevard Rochechouart ; le Grand Turc (emplacement du 14, boulevard Barbès actuel) ; l’Elysée-Montmartre ; le Bal Perot, rue de la Chapelle. La Reine Blanche était à l’emplacement du Moulin-Rouge actuel.
4. Rapports des conseils municipaux de la Ville de Paris, en particulier les rapports, avec statistiques par quartier, sur les épidémies de typhoïde (1882), rougeole (1884), choléra (1892), la proportion des indigents et la  surpopulation des logements (1888).
5. Le vrai Grand-Balcon,  connu pour être mal famé, était situé sur l’actuel boulevard de la Villette. Il avait déjà disparu lors de la parution de L’Assommoir.
6. Dans l’ordre chronologique : Teissier, Gonzalès, Roussel, Bigot, Schpanski, Wuyts, Weissmann, Blasberg. Le dernier, Louis Vannier, y exercera de 1909 jusqu’aux années 30.
7. Charlotte Lamy épousa en 1897 un publiciste et homme d’affaires connu, Gustave Laffon (1842-1901), qui travaillait pour la Maison Rothschild. Elle resta directrice. Ils habitaient 120, boulevard de la Chapelle. Girard et Coïon habitèrent  également à deux pas de leur fabrique.
8. Cf article de Nicole Jacques-Lefevre : Mémoire des cafés de Barbès
9. La perméabilité a toujours été grande entre le groupe d’immeubles n°126 boulevard de la Chapelle et 2 boulevard Barbès d’une part, et le n° 124 d’autre part. À l’étage, les bals des deux maisons communiquaient. Dans les annonces de réunions, la presse intervertissait souvent les adresses.
10. Auguste Vitu, Les réunions électorales à Paris, 1869.
11. Un anarchiste véhément, Albert Libertad, très actif dans ses articles, ses livres et ses Causeries populaires au vitriol fut engagé comme correcteur à l’imprimerie Laffon-Lamy en 1900. Il fonda en 1905 l’hebdomadaire L’Anarchie.
12. Le Populaire, 20 octobre 1937.
13. Quillet, Encyclopédie socialiste, syndicale et coopérative de l’Internationale ouvrière, t. 1921. Les trois partis étaient le Parti Ouvrier Français de Jules Guesde, le Parti Socialiste Révolutionnaire d’Edouard Vaillant, l’Alliance communiste révolutionnaire de Jean Allemane.
14. Archives Nationales, F7 13815
15. Cf article de Nicole Jacques-Lefevre : Mémoire des cafés de Barbès